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David Mitchell "Cartographie des nuages"

Par Jb
fbf9cd52dc2d610476655f776fea00c1.jpg Note : 9/10
Lorsque le magazine Glamour encense un bouquin, ça n’est pas forcément bon signe… Mais il y a des exceptions : c’est le cas de Cartographie des nuages de David Mitchell, un ouvrage de 2004 qui vient tout juste d’être traduit par les Editions de l’Olivier.
La Grande-Bretagne produit de très grands écrivains contemporains, de Kazuo Ishiguro à Julian Barnes en passant par Salman Rushdie. David Mitchell s’inscrit dans cette lignée d’auteurs qui non seulement savent raconter une histoire, mais qui en plus bâtissent leurs romans selon une structure formelle exigeante et virtuose, qui permet souvent un jeu avec le lecteur.
Ainsi Cartographie des nuages est-il composé de onze parties. La sixième partie, qui est donc exactement le milieu du livre, permet d’être un axe de symétrie et renvoie en écho les cinq premières et les cinq dernières parties. Ce qui fait, pour être clair, que l’on peut ainsi schématiser les fils narratifs de l’ouvrage (chaque lettre correspondant à une partie ayant le même fil narratif) :
A – B – C – D – E – F – E – D – C – B – A
Cette structure extrêmement originale (à ma connaissance cela n’avait jamais été fait, mais si quelqu’un peut me détromper alors merci de le faire) permet de créer plusieurs cercles concentriques. Finalement, seule la sixième partie (notée F dans mon schéma) ne se donne à lire qu’une fois, alors que toutes les autres sont scindées en deux.
Plus intéressant encore, alors que chaque partie campe un personnage principal inscrit dans une temporalité précise (le XIXe, les années 30, les années 70, l’époque contemporaine, un futur lointain, un futur encore plus lointain), des liens se créent entre ces personnages. Cela va même plus loin puisque chaque histoire est en fait générée par l’histoire suivante. Par exemple, la première partie (notée A dans mon schéma) est le journal d’un homme du XIXe nommé Adam Ewing ; ce journal va être retrouvé par Robert Frobisher, musicien dans les années 30 et protagoniste de la deuxième partie (notée B dans mon schéma) ; lequel va correspondre avec un homme qui sera en contact, dans les années 70, avec la journaliste Luisa Rey (l’héroïne de la troisième partie notée C), qui va mettre la main sur ces lettres et donc s’intéresser à la vie de Frobisher, mort depuis longtemps, etc.
Ces techniques littéraires complexes sont encore magnifiées par des formes de narration différentes : un journal de voyage, des lettres envoyées à un ami et confident, un entretien, etc. Mitchell égrène donc plusieurs types de narration, confirmant un art romanesque déjà très abouti pour quelqu’un qui avait 35 ans lorsqu’il a écrit ce livre.
Mais que ceux qui sont un peu effrayés par la critique littéraire et les constructions de romans un peu élaborées et ambitieuses ne prennent pas peur : en effet, l’essentiel dans Cartographie des nuages ce sont les différentes histoires, toutes passionnantes en elles-mêmes (et qui plus est, comme je le disais, dont il s’avère finalement qu’elles sont toutes plus ou moins imbriquées les unes aux autres).
Ces histoires enchâssées permettent de dresser une sorte de panorama de la civilisation depuis le XIXe jusqu’à un futur hypothétique dont il s’avère qu’il a fait replonger l’humanité dans le primitivisme. Elles font s’interroger le romancier, puis le lecteur, sur les notions de progrès, d’égoïsme, de bien et de mal, sans jamais sombrer dans le didactisme ou le moralisme. Il s’agit simplement d’explorer des possibilités, des comportements, et de placer dans la bouche (ou sous la plume) des différents narrateurs une conception de la vie, de la liberté, du langage.
Si, toutefois, un seul "message" devait être trouvé dans cet excellent roman (encore que la vocation d’un roman ne soit pas selon moi de délivrer de message), peut-être serait-ce le suivant : toutes nos actions, individuellement et collectivement, ont des conséquences bien évidemment immédiates, mais également à plus long terme, id est sur les générations suivantes. Sans doute est-ce pour cela que David Mitchell laisse sous-entendre que chaque narrateur serait la réincarnation du précédent : une façon allégorique de montrer que, même si la vie se construit pour chacun de nous ici et maintenant, même si nous ne croyons pas en la transcendance, ce que nous faisons aujourd’hui influera sur le futur et que, par conséquent, nous sommes tous reliés les uns aux autres.
La dernière page de Cartographie des nuages me semble aller dans ce sens. Alors que le narrateur Adam Ewing s’interroge sur les hommes pris à la fois individuellement et collectivement ("A l’échelle d’un individu, l’égoïsme enlaidit l’âme ; à l’échelle humaine, l’égoïsme signifie l’extinction") et qu’il se demande si l’humanité aura la force de se perpétuer sans sombrer dans l’anéantissement, voulant y croire, il s’imagine la réaction outrée de son beau-père : "Celui qui compte livrer bataille à l’hydre aux cent têtes de la nature humaine paiera le prix de tous les maux du monde (…) enfin comprendrez-vous que votre vie n’a guère davantage compté qu’une goutte dans l’infini de l’océan !"
Adam Ewing livre alors cette ultime pensée, qui correspond peut-être à l’éthique personnelle de Mitchell : "Cependant qu’est-ce qu’un océan, sinon une multitude de gouttes ?"

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