Arabesques et chinoiseries : le jardin des supplices.

Par Nibelheim

Voilà un moment déjà que je souhaitais relire Octave Mirbeau, après la révélation, l'année dernière, du Journal d'une femme de chambre et la lecture, un peu plus tardive, des 21 jours d'un neurasthénique . C'est chose faite, avec Le jardin des supplices.

Ce que j'apprécie chez Mirbeau, c'est sa force dévastatrice, sa capacité à ébranler les consciences et à peindre les vices cachés de la société . C'est sa férocité et son ironie mordante. C'est aussi l'énergie et la nervosité de son écriture, l'éclatement volontaire de la forme romanesque. J'ai retrouvé tout ça dans Le jardin des supplices . Tout ça et bien plus, car on ne ressort pas indemne d'une telle lecture ... L'ouvrage se divise en deux parties assez artificiellement articulées et précédées d'un "frontispice". Ce dernier retranscrit une conversation d'après-dîner entre intellectuels, ceux-ci prétendant parler librement, loin de tout préjugé et de tout mensonge et le roman s'ouvre sur le constat du meurtre comme pulsion essentielle du genre humain ... "Il n'est pas les résultat de telle ou telle passion, ni la forme pathologique de la dégénérescence. C'est un instinct vital qui est en nous ... qui est dans tous les êtres organisés et les domine comme l'instinct génésique ..." déclare un savant lors de ce colloque improvisé. Le propos ne s'arrête d'ailleurs pas là : loin de réprimer cette pulsion inhérente à chaque être humain, il est dit que le monde social l'utilise, l'institutionnalise, lui donnant des exutoires légaux. L'éminent savant ne manque d'ailleurs pas de le faire remarquer : "puisque le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée ... S'il n'y avait plus de meurtre, il n'y aurait plus de gouvernements d'aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général [...] est, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d'être ... Nous vivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir ... Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance ... Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois." Voilà sous quelles auspices s'ouvre ce roman ... La deuxième partie qui s'intitule " En mission " introduit le narrateur principal, escroc raté collé aux basques d'un ancien ami d'enfance devenu politicien. C'est l'occasion pour l'auteur de livrer une satire absolument mordante du monde social et de la scène politique, constituée d'arrivistes et d'hypocrites en mal de pouvoir. Compromis dans de sombres affaires, le narrateur opte finalement pour un voyage en Orient, sous les conseils de son puissant ami : revêtant l'uniforme de savant embryologiste, il embarque pour l'île de Ceylan et rencontre, sur son paquebot, la belle et mystérieuse Clara ... C'est à sa suite que, dans la troisième partie, il pénètre dans l'enceinte d'un bagne chinois et qu'il parcourt les sentiers du jardin des supplices ...


Roman patchwork et œuvre polyphonique, cette lecture provoque gêne et malaise. Tout d'abord parce qu'Octave Mirbeau profite de la fiction romanesque pour arracher quelques masques et dénoncer les mensonges du temps. En ce sens, choisir une intrigue se déroulant en extrême Orient permet à notre bonhomme de fustiger au passage le ridicule des discours coloniaux et de dénoncer les exactions perpétrées à l'étranger par les Européens. Ainsi, les anecdotes sur le cannibalisme des colons d'Afrique (et non des indigènes, décrits comme particulièrement inoffensifs) et de l'invention d'une balle miracle idéale pour les massacres, surnommée "la fée Dum-Dum" stigmatisent l'ambition coloniale dans un humour plus que grinçant ... Certains diront que Mirbeau va fort loin et qu'il noircit toujours le moindre de ses tableaux. C'est justement à mes yeux ce qui le rend si vrai et si dérangeant. Comment ne pas frémir, nous, lecteur d'aujourd'hui, quand s'exclame le fier inventeur de la balle destructrice : "Je prévois que la France, lorsqu'elle aura connu ce splendide engin, va encore nous injurier dans tous ces journaux ... [...] Mais sapristi ! Nous sommes logiques avec notre état d'universelle barbarie ! [...] Nous vivons sous la loi de la guerre ... Or en quoi consiste la guerre ? ... Elle consiste à massacrer le plus d'hommes que l'on peut, en le moins de temps possible ... Pour la rendre de plus en plus meurtrière et expéditive il s'agit de trouver des engins de construction de plus en plus formidables ... C'est une question d'humanité ... et c'est aussi le progrès moderne ..." Ajoutons que Le jardin des supplices se caractérise par un mélange de tons et de registres qui ne rend pas la tâche du lecteur facile ... Outre le fait qu'il réutilise bon nombre d'articles préexistants, les distribuant avec une certaine liberté à ses personnages sans se soucier des éventuelles contradictions et ambivalences, Mirbeau mêle et entremêle descriptions froides, évocations poétiques, passages ironiques et textes d'idées. Si bien que le lecteur est embarqué dans un texte changeant, aux multiples échos, dans lequel il est parfois difficile de se situer clairement. Inconstance, flou volontaire d'un texte qui cherche à bousculer son lecteur ...

Erotisation de la violence, fascination pour la souffrance d'autrui, figure de la femme fatale, fantasmes orientaux : les thèmes qui apparaissent à la lecture du Jardin des supplices ne sont pas forcément nouveaux, et certains se voient considérablement développés dans la littérature de cette fin du XIXème siècle. Je pense par exemple au motif de la fleur, monstrueuse et belle créature à la fois. Un heureux hasard m'a fait lire Princesses d'ivoire et d'ivresse de Lorrain (voir billet précédent) avant d'attaquer le roman de Mirbeau : j'ai eu la surprise de voir chez ce dernier les mêmes descriptions de ces plantes nourries de sang et de pourriture qui, loin de dépérir, s'embellissent au fur et à mesure qu'elles pompent la vie humaine ... Huysmans, dans A rebours , décrivait lui aussi d'étranges végétaux venus de loin, montrant un personnage admirateur de plantes rares à la beauté maladive : "La plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres ; d'autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croutes qui se forment." Et finalement, tout en évoquant de nombreux motifs qui hantent la littérature de son temps, Mirbeau livre une œuvre remarquable et dérangeante, où les frontières entre plaisir et souffrance, entre civilisation et barbarie, entre beauté et laideur semblent labiles ...


Cela fait du Jardin des supplices un roman assez dur, et il faut dire que la violence déchaînée d'un bout à l'autre du roman a quelque chose d'étourdissant. J'avoue m'être parfois sentie un peu nauséeuse au fur et à mesure les supplices s'enchaînaient ... Sans pour autant pouvoir arrêter ma lecture. Et dire que je déclarais, il y a peu, qu'il fallait avoir le cœur bien accroché pour apprécier Une éducation libertine ! L'ouvrage donne à voir d'invraisemblables raffinements de cruauté et le lecteur, hébété, fasciné et effrayé à la fois, suit le narrateur et Clara dans ce lieu où les pires tortures ont lieu dans le cadre idyllique d'un jardin chinois et où le sang des condamnés nourrit des plantes luxuriantes. Tout lecteur est finalement amené à s'interroger sur le pourquoi d'un tel degré de violence ... Une part de la réponse survient dans la bouche d'un narrateur écœuré qui cherche en vain à fuir l'horrible spectacle. Immense métaphore du monde social et de la condition humaine, le jardin représente un voyage " au plus noir des mystères humains " :

"Et l'univers m'apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices ... Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie ...

Ah oui ! Le jardin des supplices ! ... Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, le mensonge ; et les lois, et les institutions sociales, et la justice, l'amour, la gloire, l'héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l'éternelle souffrance humaine ... Ce que j'ai vu aujourd'hui, ce que j'ai entendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin, qui n'est plus pour moi qu'un symbole, sur toute la terre ... J'ai beau chercher une halte dans le crime, un repos dans la mort, je ne les trouve nulle part ...

Je voudrais, oui, je voudrais me rassurer, me décrasser l'âme et le cerveau avec des souvenirs anciens, avec le souvenir de visages connus et familiers ... [...] C'est tous ceux et toutes celles que j'ai aimées ou que j'ai cru aimer, petites âmes indifférentes et frivoles, et sur qui s'étale maintenant l'ineffaçable tâche rouge ... Et ce sont les juges, les soldats, les prêtres qui, partout, dans les églises, les casernes, les temples de justice s'acharnent à l'œuvre de mort ... Et c'est l'homme-individu, et c'est l'homme foule, et c'est la bête, la plante, l'élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l'amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver hors la vie, un assouvissement aux furieux désirs de la vie qui la dévorent et qui jaillissent, d'elles, en des jets de sale écume !"


En conclusion, je dirai que je garde un souvenir fort de ce roman. J'avais de nombreuses attentes quand j'ai ouvert Le jardin des supplices (et quelques appréhensions, peut-être), et tout en les satisfaisant, l'écriture de Mirbeau a réussi à me surprendre. Quand , se mêlent paradoxalement le souvenir d'un plaisir de lecture et une impression douloureuse. Dans toute son ambivalence, ce roman provoque, met mal à l'aise, mais il faut rêver, sourire aussi. Et il fascine, dans une certaine mesure.
C'est un étonnant voyage pour quiconque n'a pas trop peur de s'aventurer aussi loin.