Nous sommes au tout début du XXe siècle, sans doute en 1904. J’aime cette année là. C’est celle où les frères Lumière mettent au point l’autochrome, la première plaque couleur transparente. La superposition de trois couches d’amidon : du rouge, du vert et du bleu inaugure un long parcours pour la photographie touristique, du Grand Tour devenu populaire, aux diapositives de mon enfance dont j’ai vécu la disparition dans ma pratique quotidienne depuis le moment, pas si lointain – il y a dix ans ? où je me suis muni de paquets de disquettes et d’un lourd appareil électronique qui trône devant moi aujourd’hui comme une antiquité. Je lui dois pourtant la grande majorité des images qui ont été utilisées pour agrémenter le site web de l’Institut des itinéraires culturels et en particulier celles de Florence.
Ce panorama, qui fait partie de l’exposition « La grande image » qui se tient encore pour une huitaine de jours à Montpellier, montre quelques taches. Nul doute que depuis sa « prise », elle a connu des vicissitudes pour être ainsi transmise, aussi fidèle, jusqu’à nous. Avec autant d’émotion que dans la transmission des films historiques projetés neuf années auparavant comme « La sortie de l’Usine Lumière à Lyon ».
Si les nouvelles plaques exposées ont beaucoup servi aux portraits, elles ont aussi été très vite emmenées par des voyageurs, qui étaient encore des explorateurs, même dans une Europe proche, comme un outil de connaissance et de transmission. La photographie fait l’ascension du Mont Blanc dès 1863 et accompagne les campagnes du Second Empire. L’année de la projection des films à Lyon, Degas se perd en conjectures entre ses ballerines peintes et celles qu’il photographie en contre-plongée.
Ceci dit, on peut se poser la question du choix de Florence puisque la concurrence y était déjà rude. En 1852, les frères Alinari ont ouvert un atelier photographique, un studio comme il en apparaissait dans les capitales européennes et américaines à l’époque. Puis l’entreprise Fratelli Alinari s’est étendue en Italie et a rencontré un tel succès, qu’en 1860 ils étaient déjà le plus grand atelier photographique commercial du pays. De là, ils sont partis explorer le monde ! Oserais-je dire qu’ils sont toujours les plus grands et que leur photothèque est un véritable cabinet de curiosités anciennes et modernes. Des expositions dans leur ville de naissance, comme au Pavillon des Arts à Paris ou à Francfort en Allemagne leur ont rendu hommage ces dernières années.
Mais encore plus tôt, une vue de Florence sous la neige est attribuée à Vincenzo Amici. L’un des plus anciens daguerréotypes aurait donc été réalisé en Toscane en 1841. Les vues de Venise, Rome, Naples, la Sicile, Pise, ont commencé à devenir des icônes d’un nouveau genre, en sortant de la peinture et des musées, pour générer des multiples, alimenter les trésors du quotidien, avant de figurer sur les calendriers des postes. Pourtant le tremblement de terre de Messina et Reggio di Calabria en 1909 inaugure le temps du reportage photographique. Wilhelm von Gloeden est rapidement suivi par Luca Comerio, l’envoyé de Hélène de Savoie. Les premiers morts photographiques offerts à la curiosité humaine s’étalent sur la plaque. Le réel tragique s’inaugure ainsi dans les prémices de la Première Guerre Mondiale.
De fait il est certain que les Frères Lumière, en faisant le relevé panoramique de Florence, après un siècle de Grand Tour, affirment la puissance de la mécanique sur la peinture et le journal de voyage, tandis que depuis Florence, leurs confrères, les Alinari, cherchent les autres voies du Grand Tour dans les capitales d’Europe, en inversant le kaléidoscope et en changeant ainsi le parcours obligé de l’exotisme et de l’initiation, y compris amoureuse.
« Le premier besoin de Florence, c’est le repos. Le plaisir même, je crois, ne vient qu’après, et il faut que le Florentin se fasse une certaine violence pour s’amuser. Il semble que, lassée de ses longues convulsions politiques, la ville des Médicis n’aspire plus qu’au sommeil fabuleux de la Belle au bois dormant. » écrit Alexandre Dumas en 1838. Après tout, cette scène d’été, où les stores protègent les rez-de-chaussée des palais de la rive droite, n’est pas tellement éloignée de la surprise que la ville a offert au romancier soixante-dix ans plus tôt.
Mais revenons à l’Arno, puisqu’il est le personnage principal de ce cliché. On a même l’impression qu’il entame le pont, en coin, pour se frayer un chemin afin de se rendre plus loin dans la plaine qu’il a l’habitude d’épouser, loin des palais et des églises entre lesquels les princes ont voulu l’apprivoiser et le faire participer à la scénographie urbaine pour exalter le superbe alignement des palais riverains. Et la scénographie, à Florence, permet de se croire, encore aujourd’hui, dans les quartiers moins fréquentés, comme un prince en exil.
Sur ce cliché, l’Arno est calme, étale, on ne peut croire, à le voir ainsi, qu’il est sujet à des crues régulières, dévastatrices, meurtrières pour les palais qui l’ont détourné de son cours. Mais dans l’oeil de l’appareil, il apparaît massif, éclairé par le soleil puissant du début d’après midi qui se déplace vers son couchant, juste derrière nous. Grâce à cette puissance majestueuse, il réussit à éclipser par sa force trois des monuments les plus connus. Tout au fond, un peu minuscule, mais il clôt la photo à l’Est, le Ponte Vecchio. Sur le côté gauche le Palazzo Spini Ferroni que je préfère appeler aujourd’hui le Palazzo Ferragamo. Il est massif, défensif avec ses murs austères et il est crénelé comme le Palazzo Vecchio ou le Bargello. Et sur la droite, le clocher de la chiesa di Sant’Jacopo Sopr’Arno.
Le premier de ces monuments est devenu une figure universelle. On le traverse en troupes combattantes et en tenant son sac près du corps, tout en ignorant que juste au-dessus de ces hordes qui vous pressent, un couloir menait tranquillement les Médicis du défensif Palazzo Pitti, sur une rive, vers le Palazzo Vecchio, le palais des conseils et de la politique, sur l’autre. On ne voit ainsi sur ce cliché aucun des deux.Seulement le trait d’union.
Dans le second, d’où j’ai vu sortir en septembre 2000 Madame Clinton venue présider une réunion de l’UNESCO, en compagnie de Madame Ferragama, plus de 10.000 chaussures racontent l’histoire du luxe et de la réussite d’un napolitain expatrié.
Le troisième, une église de style roman, laisse imaginer les festivités du 25 juillet, quand on fêtait San Jacopo (de fait saint Jacques le Majeur, le saint des pèlerins) avec un Palio dei Navicelli (une course de bateaux). Mais le 25 juillet, aujourd’hui, l’Arno s’endort sur ses bancs d’alluvions recouvertes d’herbes et serpente, tout en lenteur, en attendant les premières pluies orageuses de l’automne. Cette église là est chère à mon cœur parce que j’ai adopté, après toutes mes visites de 2003 et 2004, l’habitude de pratiquer la même révérence amusée que celle que lui vouent les Florentins en la nommant affectueusement, comme eux, la « chiesa con culo in Arno ».
Photographie : Photorama des Frères Lumière. Florence, Italie. Circa 1904. Colelction M+M Auer