Alors attention : ça reste quand même un ouvrage de critique universitaire, on ne lit pas ça comme on lit Gala, mais c’est malgré tout assez abordable.
Pour tous ceux qui s’intéressent à David Lynch et aiment se prendre la tête sur ses films (notamment son dernier, si monstrueux, Inland Empire) ou sur ses séries (Twin Peaks), le petit livre d’Eric Dufour permettra donc de réactiver la réflexion et d’ouvrir des pistes.
Dufour a raison d’ouvrir son étude sur quelques phrases de David Lynch, notamment celle-ci où il dit de son enfance : "j’ai appris que, juste sous la surface, il y avait un autre monde". Il a également raison de résumer ainsi le projet lynchéen : "il consiste à rendre étrange tout ce qui est quotidien et, d’une manière symétrique, à rendre quotidien tout ce qui est étrange (…) rendre bizarre le moindre geste quotidien a pour corrélat de banaliser l’irruption de l’étrange dans la quotidienneté."
L’une des thèses fortes de l’auteur, c’est de considérer le plan chez Lynch comme quelque chose qui contient plus que ce que l’on voit : il va d’ailleurs jusqu’à noter, ce qui me paraît intéressant, une "autonomisation du plan qui, du coup, en même temps qu’il renvoie à un enchaînement causal dans lequel il s’inscrit c’est-à-dire la totalité du film dont il est un élément, devient fin en soi, et se met à valoir pour lui-même".
Avec cette idée force, Dufour parvient sans mal à parler, concernant les œuvres lynchéennes, de "nouvelle manière d’agencer la totalité" (qu’il s’agisse des images ou des sons, extrêmement importants chez le cinéaste) et de "pur moment qui dure". Dufour remarque dans la foulée à quel point ses films sont marqués par la répétition et les variations sur un même thème, ce en quoi il voit (avec raison) "l’impossibilité d’en finir avec quelque chose qui peut être prolongé indéfiniment".
Malgré cette fascination pour la répétition, Eric Dufour remarque que tout est sans cesse mouvant chez Lynch : "les paroles (…) et les situations s’échangent et deviennent des positions que chacun vient à occuper tour à tour."
Ainsi, lorsque le critique évoque (comment ne pas en parler en effet ?) l’utilisation fréquente des clichés par le cinéaste, il enfonce le clou : "ce sont moins les personnages qui sont réduits à des clichés que les situations : faire du personnage un pur affect qui réagit à une situation. Mais, du coup, le passage d’un moment à un autre fait basculer le personnage dans une autre situation et donc un autre cliché. (…) Le cliché (…) rend le personnage d’autant plus étrange que celui-ci sort d’un cliché pour entrer dans un autre."
Ces diverses remarques permettent à Eric Dufour d’insister à la fois sur l’image et les sons en tant que mondes, et sur la question du temps et du devenir. Les rôles et les choses sont sans cesse redistribués, les identités des individus toujours mouvantes, bref Lynch opère une dissolution qui provoque ce sentiment "d’éclatement de l’enchaînement causal".
En raisonnant de la sorte, l’auteur a le mérite de casser la logique interprétative des films de Lynch à laquelle nous nous livrons tous. Peut-être après tout n’y a-t-il pas de "clé" et de "sésame" qui ouvre toutes les portes de Lost Highway, Mulholland Drive ou Inland Empire ? Peut-être faut-il renoncer à tout comprendre et tout expliquer ?
David Lynch : matière, temps et image est donc un petit livre stimulant, dont on aurait aimé qu’il creuse davantage certaines questions ou pistes. Par exemple, lorsque Dufour constate deux lignes de force bien distinctes dans l’œuvre lynchéenne : 1/ d’un côté les films dont la structure est classique (Elephant Man, Dune, Blue Velvet, Une histoire vraie) ; 2/ de l’autre, une ligne qui rompt avec ce classicisme (Eraserhead, Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire). Sans doute eût-il fallu expliciter et développer davantage : d’ailleurs où Sailor et Lula se classe-t-il dans ce schéma ?
Pareillement, lorsque Dufour considère Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire comme une trilogie, pourquoi ne creuse-t-il pas plus cette idée en relevant les points communs et les dissemblances, bref pourquoi ne se livre-t-il pas à une véritable lecture comparatiste ?
Dernière petite remarque ironique histoire de faire mon travail critique jusqu’au bout. Il est assez drôle de voir Eric Dufour refuser d’écrire Inland Empire en majuscules, comme le demande pourtant expressément David Lynch, sans doute pour bien montrer qu’il ne veut pas sombrer dans le fétichisme et qu’il garde une distance critique.
Tout cela est bel et bon, mais en même temps pour quelqu’un qui vient de consacrer un livre entier à l’exégèse du cinéma lynchéen, ce petit acte de "rébellion" n’est pas non plus héroïque !