Magazine Culture
Visuels : Youri Gralak
Texte : Sylvain
En écoute : Got To Have You Back (versions The Undertones / The Isley Brothers)
Nous avons vu comment The Millennium avait introduit un doute dans sa propre musique, et s'était ainsi condamné à l'anonymat.
Dès la pochette, de ce qui serait le dernier album de leur période historique, The Undertones prennent un risque similaire, de suggérer que tout ici pourrait bien être faux, ou fruit d'une
illusion. Que voit-on ? Le groupe pop-punk irlandais dans un solennel décor de cathédrale - en réalité une pièce blanche, avec un canapé recouvert d'un drap blanc, sur lequel ils ont pris
place, et se sont fait projeter dessus une diapositive d'art religieux. Ce procédé en apparence aveugle (les hommes, les choses, soumis au même régime de hasard), se révèle construit : une
ligne du vitrail virtuel affuble un visage de fausses lunettes noires ; une ombre coupe un clavier par la diagonale, barrant les touches blanches et noires d'une même annulation.
De l'autre côté du disque, en quatrième de pochette pour l'édition vinyle (et de livret intérieur pour les rééditions CD), une photographie prise sous le même angle montre le dispositif (mur,
canapé, drap) dans sa nudité. Le vrai comme le faux ont disparu. Seul le froissement du drap rappelle que les cinq membres du groupe se sont prêtés physiquement à l'expérience, au lieu d'un
calque ajouté ou autre trucage. Ils ont accepté de se faire bombarder de couleurs et de formes, égalisant visages et vêtements, au risque d'un vacillement identitaire. De manière performative,
ils ont réellement connu ce vacillement.
D'un côté (le recto « vitrail »), il nous est suggéré que les Undertones ne sont peut-être pas là ; et de l'autre côté (le verso « drap froissé »), qu'ils l'ont cependant
été.
Et bien sûr, le disque ne s'est pas vendu. Ce n'est même pas l'album de punk alors attendu par les fans, mais un album de soul Motown, tirant sur la pop, et ne craignant pas une
certaine somptuosité factice. Le « péché d'orgueil » du titre est là : ils ont recherché, et scandaleusement réussi, une quadrature du cercle.
Le choc de la première écoute - la voix de Feargal Sharkey, transmuée et encore vibrante de cette transmutation - tient à la métamorphose d'un petit punk irlandais maigrichon, dont le visage
s'écrevisse au premier rayon de soleil, en soudaine diva afro-américaine, grosse d'un vécu accumulé sur plusieurs siècles et deux continents. Les frères O'Neill, compositeurs, pilotent le
personnage ainsi créé autour de Sharkey, et dès le premier titre, une reprise des Isley Brothers, intercalent la voix entre l'orgue et la guitare. Ce chant « au milieu de... » provoque
une image mentale très puissante, celui de la chanteuse au cœur du groupe, d'enfants du quartier par exemple, faisant cercle autour d'elle, dans un débordement de joie.
Si le cliché fonctionne, c'est grâce à la relation de solidarité, presque la solution de continuité, qui existe entre les différents éléments de cette musique, et dont le couple orgue-guitare
n'est qu'un exemple. Cela s'accomplit en toute fluidité, sans compacité excessive, par l'utilisation judicieuse d'un système de boucles. Les tracés musicaux de The Sin Of Pride ont
en effet un caractère circulaire - 1983 fut également l'année du premier single des Smiths, experts en rotondité. A l'époque, la notion de boucle n'a pas encore été
banalisée par le vocabulaire des musiques électroniques, et l'on ignore encore qu'elle implique séparation, cloisonnement (une boucle ici, une boucle là).
En Messieurs Jourdain de la théorie musicale, les Undertones traitent les éléments comme des objets musicaux isolés, bien ciselés de contours, et rangés, dans des cases, faisant ressembler
l'espace stéréophonique à ces petits meubles muraux, où sont disposés côte à côte des échantillons de parfums, dans les chambres de jeunes filles. On enlève une fiole, l'équilibre visuel
s'écroule : c'est ce que j'appelle la solidarité entre les éléments instrumentaux, vocaux, ceux tenant au mixage, etc. Pour Untouchable, le producteur Mike Hedges décale la
voix à gauche, plutôt vers le bas ; c'est un motif de cuivres occupant l'essentiel de l'espace qui conduit la chanson, et l'on pressent qu'il continuera dans une autre dimension,
lorsque celle-ci aura pris fin : la maman universelle a lancé son flux d'amour, elle pourra rejoindre la terre, le flux ne s'arrêtera pas. (De même, les chansons semblent débuter directement
à un premier pic, comme si nous avions manqué la présentation d'un « contexte ».)
The Sin Of Pride, disque maudit, constitue cependant un « classique instantané ». C'est-à-dire rêvé comme tel, par ses auteurs, au moment de son écriture et de
sa réalisation. Le cas semblera d'autant plus particulier qu'il s'agit d'un « classique instantané » dans un genre qui n'est pas le sien, et ne prétendant pas l'être.
S'ils avaient joué la carte irlandaise et revendiqué une « négritude » à l'échelle de l'Europe, l'album aurait marché. D'autres ne se sont pas gênés. A cela, O'Neill
& O'Neill ont opposé une conception plus fine du respect, maintenant l'auditeur dans un état de vigilance et de questionnement quasi brechtien. L'opéra factice et miniature, qu'ils abordent
au moins sur deux chansons (Love Before Romance et Soul Seven), assure cette fonction d'aiguillon.
Pour toutes ces raisons, il n'est guère surprenant que la version des Isley Brothers de Got To Have You Back manifeste un ancrage plus profond, une sédimentation plus
épaisse des sentiments (jusqu'au surplace rythmique, un peu). Les Undertones, pour leur part, jouent sur des à-plats, ne creusent jamais la surface, glissent au loin, aussi insaisissables que le
vitrail de la diapositive. D'ailleurs, je viens de passer vingt ans avec ce disque, et aucun souvenir, amoureux par exemple, dont on dit que la musique est un bon fixateur, ne s'est imprimé
dessus. Seuls me reviennent en mémoire des souvenirs d'écoute.
Got To Have You Back par The Undertones :
Version originale des Isley Brothers :
A signaler pour finir : une émission de
web-radio très sympathique, consacrée à cet album. Lien ici.