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Le langage : exaptation, meme, inné, acquis, …?

Publié le 22 janvier 2009 par Timothée Poisot

J’ai été arraché sans scrupules à mon cher laboratoire, mon confortable fauteuil de bureau, et au doux ronron de mon ordinateur qui faisait tourner mon bien aimé modèle, pour aller subir trois jours de formations sur la relation verbale de l’enseignant (il en reste encore deux). Je ne reviens pas sur le contenu, mais il y a eu un point particulier qui a suscité mon attention.

L’intervenant nous parlait de langage, de parole (et de trois autres concepts au moins qui semblaient avoir des sens bien distincts, mais que je n’ai pas nécessairement saisi dans toute leur subtilité – il me semble que quand une science commence a élargir son vocabulaire, c’est qu’elle est à court d’arguments), et nous posa la question qui tue : inné ou acquis? Cette question a été le sujet de débats passionnés au coin du feu avec mon comportementaliste préféré, et j’étais plus ou moins conscient des subtilités de la réponse qu’il fallait apporter — et surtout du fait qu’il était peu probable d’apporter une réponse.

Qu’est-ce que le langage? Je ne suis pas linguiste, mais alors pas du tout, aussi corrigez moi si je me trompe. Pour ce que j’en ai compris, le langage, c’est assembler des mots pour porter un sens. Si on réfléchit un peu à cette définition, on en comprend rapidement la complexité : il faut assembler des mots (autrement dit, des ensembles de sons), en suivant des règles (la syntaxe, la grammaire), et faire en sorte que cet assemblage aie un sens. Et il faut surtout produire les sons.

Produire les sons est assez courant dans le règne animal. Les oiseaux le font, les insectes aussi - et brillamment! - les mammifères, mon chat, vous, moi. Surtout mon chat, mais je lui pardonne. Bref, avant même de s’intéresser au sens, le langage passe — on exclut le “langage du corps” — par de la physiologie. Il faut un appareil capable de faire vibrer de l’air à différentes fréquences, avec les muscles qui vont autour, et de quoi envoyer de l’air. Cet appareil existe depuis longtemps, et pourtant, tous les animaux qui peuvent vocaliser n’ont pas nécessairement un langage. Les oiseaux, les dauphins, certains primates — dont nous — le font, mais ce n’est pas une règle.

Si on prend sa loupe d’évolutionniste pour étudier ce problème, il semble bien que le langage ait émergé en profitant d’un trait déjà existant (appareil vocal). Plutôt que de parler d’inné et d’acquis, il faut à mon sens voir le langage comme une exaptation. Autrement dit, le fait qu’au cours de l’évolution, des structures vont être détournées de leur but de base, pour permettre l’émergence d’un nouveau trait. Un exemple typique est le vol chez les oiseaux : ce n’est pas la nécessité de voler qui est à l’origine de l’apparition des ailes, mais le fait qu’à un moment donné, une structure de type aile a vu le jour, qui a permis l’apparition du trait “vol”, et par entraînement, on en est arrivé à la situation actuelle (la phylogénie des oiseaux, et notamment la position de différents ratidés — les oiseaux qui ne volent pas —, fournit quelques informations utiles sur le fait que le caractère “vol” a émergé plusieurs fois, après l’apparition du caractère “ailes”; j’avais failli écrire un billet sur le sujet il y à quelque temps, je fouillerai la référence si nécessaire).

Pour le langage, donc, il existe une part innée, qui est cet appareil vocal indispensable, et une part de “sens” qui semble être acquise (donc un peu des deux, et cette réponse avancée par un collègue neurobiologiste a été taxée de langue de bois). Le langage, alors, est-il en partie acquis? Un argument fort en faveur de l’acquisition est qu’on peut apprendre un nouveau langage, alors qu’on ne peut pas apprendre un nouveau bras. Ou une nouvelle voie métabolique (négligeons le transfert latéral, voulez vous?). Si le langage était purement l’objet d’une transmission génétique, à la plasticité cérébrale prêt, il serait difficile d’agir sur ce trait. S’il est acquis, c’est qu’il ne se transmet pas (ça semble évident, mais c’est important pour la suite). Invoquons Dawkins une fois de plus (la première fois c’était pour le concept d’exaptation), et plus précisément la memetique.

Un meme (dérivé du français “même”) est une unité d’information, qui se transmet au sein d’une culture, qui évolue, qui varie en abondance, comme le ferait un allèle dans une population (je suis toujours fasciné de voir qu’on peut faire de l’écologie évolutive des idées, et réutiliser les niches, les écosystèmes, les communautés et autres concepts…). On crée de nouveaux memes, d’autres disparaissent. Si l’on voulait paraphraser Ernst Mayr, il suffirait de dire que l’évolution culturelle est la variation de la fréquence des memes (Mayr disait de l’évolution qu’elle était la variation de la fréquence des allèles, OldCola ajoutait à fort juste titre que la sélection naturelle était alors leur élimination non-aléatoire). Et à un moment a émergé un meme “langage”, qui s’est répandu dans notre espèce. Et probablement dans d’autres : les oiseaux ont des structures vocales particulières, certains cétacés de même.

Ca nous laisse avec un langage basé sur (i) un appareil vocal, mécanique, qui est transmis génétiquement, et (ii) les codes qui vont autour, la syntaxe, la grammaire, les mots et leur sens, qui sont transmis memetiquement. La question de l’acquis est assez délicate. Il est certes nécessaire que l’individu fasse un effort d’appropriation du trait “langage”, mais il est aussi évident que ce trait lui sera transmis par son entourage. Faut-il considérer la memetique comme une transmission d’information, qui va agir dans un “écosystème des idées”, ou est-ce une “ré-acquisition” constante de ces idées (comme le serait, par exemple, les traits héritables mais non génétiques, comme les ARN transmis à la cellule œuf, ou le niveau de méthylation)? Ou alors, faut-il se contenter de dire que, puisqu’il est nécessaire de fournir un effort pour porter le trait “langage”, on est clairement dans le domaine de l’acquis?

Je n’en ai évidemment aucune idée. Ce que je pense, en revanche, c’est qu’il existe des cas pour lesquels la limite entre inné et acquis est très floue, et demander une réponse tranchée est faire bien peu de cas de la complexité du sujet…


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