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Régine Chopinot, Cornucopiae, l'assassinat de l'amour : un crépuscule

Publié le 09 décembre 2008 par Jérôme Delatour
Régine Chopinot, Cornucopiae, l'assassinat de l'amour : un crépuscule
Régine Chopinot, Cornucopiae (cl. Jérôme Delatour - Images de danse)
Voilà une pièce qui n'a laissé personne indifférent. Peu aimée, au fond, mais qui travaille lentement et sûrement, souterrainement. Née sous le signe du malaise, puisque Cornucopiae, nom donné par Régine Chopinot à cette pièce et à sa nouvelle compagnie, veut dire corne d'abondance, quand ici c'est plutôt un monde d'aridité. Il paraît qu'à chaque représentation, la moitié du public quitte la salle. Je ne le trouve pas très endurant, ce public, pas très patient, pas très curieux.

L'excellent Jean-Marc Douillard, dont le propos est toujours percutant, instructif et politique, dit que cette pièce est importante, et je suis d'accord avec lui. Parce qu'elle est nulle, continue-t-il, et là je ne le suis pas. Ce serait une pièce symptomatique : représentative d'une impasse culturelle française, une étape critique dans la carrière de Régine Chopinot - sa première pièce hors CCN - et la confirmation de la part sombre de la chorégraphe. Et pourquoi serait-elle sombre ? Parce qu'elle a été évincée du centre chorégraphique national de La Rochelle, bien sûr ; mais pas seulement : parce que tout va mal en ce moment. Vous savez ? Le spectacle vivant, la crise financière, le système politique français, tout ça. On dit même que Chopinot arrêterait de chorégraphier.

Régine Chopinot, Cornucopiae, l'assassinat de l'amour : un crépuscule
Régine Chopinot, Cornucopiae (cl. Jérôme Delatour - Images de danse)
Et puis, pendant qu'on y est, on dit que Cornucopiae est une pièce nihiliste (voir Jean-Marc Douillard, Le NouvelObs). Tout le monde le dit. Et moi je dis le contraire. Nihiliste, Cornucopiae ? Allons donc !

D'abord, la pièce est formellement magnifique. Splendidement belle, minimaliste et somptueuse, japonaise. Quelques tentures, quelques textures et l'on ne sait plus où l'on est.
Elle n'a pas que des qualités formelles. Et montre un groupe humain soudé. Au sein de laquelle la violence est absente. Où l'on s'épaule, où l'on se parle. Ce n'est déjà pas si mal, pour une pièce sombre et nihiliste.
Cornucopiae propulse ailleurs, avant ou après. Ce n'est pas encore aujourd'hui, c'est peut-être demain, à coup sûr le lendemain d'un grand choc traumatique, comme on en voit dans les films d'anticipation américains. Ces hommes couverts de casaques blanches épaisses, indifférenciés, se prémunissent d'une menace. Le froid peut-être ? Mais ils vont pieds nus. Qu'importe, ils cheminent, migrent, silencieux. Conversent sur des carcasses, îles fauves sur un océan qui brille.

Ils cachent leur visage derrière une pelle, ou bien nous tournent le dos. On a déjà beaucoup commenté ces pelles. Elles voudraient dire que ces hommes, les hommes ont perdu leur visage, leur identité. Mais c'est un masque ! Et le masque est une interface qui protège, prolonge, transfigure, qui a toujours servi à communiquer. Du reste on n'envisage ces pelles qu'à moitié. On dit : "il n'ont pas de visages". On oublie de dire : "ils n'ont pas de vue". C'est une contrainte pour les danseurs dont on ne tient aucun compte.

Régine Chopinot, Cornucopiae, l'assassinat de l'amour : un crépusculeFlag raising on Iwo Jima, 23 février 1945 (cl. Joe Rosenthal)

Et puis la pelle est militaire, de celles qu'utilisaient les soldats américains pendant la seconde guerre mondiale. Montant sur des charognes chevalines, les danseurs rejouent Iwo Jima photographié par Joe Rosenthal. Un Iwo Jima dérisoire. Dans les deux cas la Victoire plante son drapeau dans un tas de cadavres, mais il n'y a pas ici de terrain conquis, et les cadavres sont toc. Ce ne sont même pas vraiment des corps de chevaux, Jean-Michel Bruyère en a rabouti comme il a voulu pour faire des sculptures propres. On imagine de vrais cadavres de bêtes sur scène, l'atroce puanteur ! Ce n'était pas le propos.

Régine Chopinot, Cornucopiae, l'assassinat de l'amour : un crépuscule
Régine Chopinot, Cornucopiae (cl. Jérôme Delatour - Images de danse)
Soudain, des paroles. Rageuses, vindicatives, rêches. Il y a comme un grand vide. A la tribune, des mots dissous, j'entends "CGT" en pleine séquence d'ADN expectorée. Cela parle donc d'aujourd'hui par bribes, sur le mode grinçant des illusions perdues.
La dérision, la rage, ce n'est pas le nihilisme.

Régine Chopinot, Cornucopiae, l'assassinat de l'amour : un crépuscule
Sur le front de Cordoue, 5 septembre 1936 (cl. Robert Capa)
Régine Chopinot, Cornucopiae, l'assassinat de l'amour : un crépuscule
Régine Chopinot, Cornucopiae (cl. Jérôme Delatour - Images de danse)
Reste à parler photo. Le centre Pompidou ouvre largement ses portes aux photographes, et c'est heureux. Cette fois, nous étions au moins neuf. Le lendemain, le surlendemain, Benoîte Fanton, Vincent Jeannot, Laurent Paillier avaient publié leurs photos de Cornucopiae. Je les regarde : toutes pareilles ! C'est normal, me direz-vous, ce sont des photos de presse ; il faut produire, être le premier à publier... Tout de même. D'abord, à quoi bon neuf photographes, si c'est pour donner les mêmes photos, le même regard ? Est-il possible que nous ayons tous vu exactement la même chose ? En critique comme en photo de spectacle, je crois qu'il nous faut aujourd'hui plus d'engagement, laisser parler davantage notre subjectivité. C'est à quoi je m'emploierai de plus en plus à l'avenir.

Cornucopiae, de Régine Chopinot, a été donné au centre Beaubourg du 26 au 30 novembre 2008.

Retrouvez ici Cornucopiae en images

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