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Françoise Cruz, Angelin Preljocaj : une Topologie de l'invisible qui ne passe pas inaperçue

Publié le 15 décembre 2008 par Jérôme Delatour
Françoise Cruz, Angelin Preljocaj : une Topologie de l'invisible qui ne passe pas inaperçueJ'arrive après la bataille. Les comptes rendus pleuvent, en cette fin d'année. Mais il sera bien encore temps d'acheter cette Topologie de l'invisible après les fêtes, allez !

Angelin Preljocaj* : Topologie de l'invisible,
de Françoise Cruz, est un objet ambitieux. Un objet-livre complexe, dissimulé dans un étui de plastique transparent en nid d'abeilles, à couverture jaune rouge noir vert, à intercalaires et signets bleu rouge jaune, à petits cahiers rouge jaune vert encartés de noir, avec son DVD inséré dans le contreplat supérieur ; le tout conçu par Agnès Dahan et l'artiste Aki Kuroda, vieux compagnon de route de Preljocaj. C'est très joli.

Au menu, de petits essais, beaucoup de témoignages et de documents, des portraits (par Enki Bilal, par fabrice Hyber) et trois vidéos inédites en DVD (voir les autres DVD de Preljocaj disponibles), présentées à peu près dans l'ordre inverse de leur création : Annonciation (2002, création 1995, 24 min), Les Raboteurs (1988, 8 min), Un Trait d'union (1992, création 1989, 13 min). Ces pièces ont fait date dans la carrière de Preljocaj et ont été diffusées en leur temps sur Arte, du moins les deux premières. Comme elles sont très courtes, elles sont indissociables du livre qui les accompagne, où chacune est expliquée dans un petit cahier illustré.

Le livre se décompose ainsi :
- Introduction
cahier rouge, Annonciation.
- Littérature de la danse, plaidoyer pour la notation, pour laquelle Preljocaj se bat. C'est le morceau de bravoure de l'auteur. Preljocaj a adopté la notation Benesh.
cahier jaune, Les Raboteurs.
- Les Affluents. Témoignages de ceux qui "ont marché sur la planète Preljocaj" (Valérie Müller, réalisatrice ; Pascal Quignard ; Jean-Benoît Dunckel, musicien du duo Air ; Goran Vejvoda, compositeur ; Wilfried Romoli, danseur)
cahier vert, Un Trait d'union.
- Annexes. Biographie, liste des chorégraphies de Preljocaj, bibliographie (qui n'en est pas une, dommage - pourquoi ne pas avoir profité de l'occasion pour citer les précédents livres parus sur Preljocaj, comme celui de Thierry Arditti et de Dominique Frétard (Parade : genèse d'une création, Paris, Plume / Calmann-Lévy, 1993), ou celui d'Agnès Freschel et de Guy Delahaye (Angelin Preljocaj, Arles, Actes Sud, 2003) ?)

En fil rouge, des peintures inédites de Preljocaj. Oui, Preljocaj fait son coming out, c'est un scoop : il peint. Des scènes de boxe, sans doute d'après photo, des nus, la famille, son chat, peintures exécutées depuis 2005. Pour l'heure, le résultat reste du domaine de la curiosité.

Le ton de l'ouvrage est celui de l'hommage appuyé. L'auteur a la sagesse, souvent, de laisser parler Preljocaj. Mais le reste du temps, elle se veut inspirée et poétique. C'est là principalement que le bât blesse, car elle s'avère surtout grandiloquente. Cela commence avec le titre, et continue à l'intérieur, où se déploie presque à chaque page un éloge si outré qu'il finit par faire tort au chorégraphe. Morceaux choisis : "chorégraphe prolixe, visionnaire amoureux de l'extrême, il est sans conteste la personnalité, le talent le plus original de la danse contemporaine" (p. 11). C'est gentil pour les petits camarades ! Et loin d'être évident. Et Pina Bausch ? Et Anne Teresa de Keersmaeker ? Etc. ? Quel étrange hold-up sur la danse contemporaine ! "Domenico Veneziano, Fra Angelico, Piero della Francesca, Giotto, Lénoard de Vinci, Titien, Michel-Ange, Andy Warhol, Gérard Richter, Angelin Preljocaj, tous ont succombé au mystère de l'Annonciation" (cahier rouge). Sans commentaire... Ailleurs on apprend qu'avec ses Quatre saisons, Preljocaj "réinvente Antonio Vivaldi" (p. 163) ; qu'il a commis un Noces "que Stravinsky n'aurait pas renié" (p. 155), et un Eldorado "que Stockhausen revendiquera totalement comme étant la réponse à ses propositions" (p. 163). Ailleurs encore, Preljocaj se fait prophète : "Un trait d'union... est une oeuvre insufflée par la lecture de la nouvelle de Jean-Paul Sartre" (cahier vert). Le ridicule est atteint quand l'auteur, évoquant la biographie de Preljocaj, écrit : "quelques dates, précises comme des diamants ciselés, se poussent l'une l'autre, l'une engendrant l'autre histoire" (sic, p. 155).
D'autres traits agacent. "L'Annonciation, assène Françoise Cruz, "la scène la plus énigmatique de tous les temps, ouvre une ère nouvelle dans l'histoire de l'humanité" (cahier rouge). Si vous n'êtes pas chrétien, passez votre chemin ! Vous n'appartenez pas à "l'histoire de l'humanité".

Maladresse, flagornerie, naïveté ? C'est à ce point que je me suis demandé qui était l'auteur de ce livre. Selon la feuille de présentation, Françoise Cruz "vit et travaille à Paris. Elle a été journaliste dans le sud de la France pour un hebdomadaire et différents journaux". Lesquels, mystère. Pour le reste, elle paraît tout à fait inconnue. Du coup, comme le livre lui-même ne dévoile rien de sa genèse, on reste quelque peu perplexe sur son intention. Hélas, ce sont des questions que la presse ne se pose plus depuis belle lurette, à l'image de la non-critique de Pierre Assouline, dont le succès m'impressionne...
Mais qu'importe. Si vous êtes fan de Preljocaj, réservez tout de suite 120 euros sur votre budget de Noël pour acquérir ce collector dans toutes les bonnes librairies, ou attendez une occasion. 120 euros, ce n'est sans doute rien pour les habitués de l'Opéra, vers lequel Preljocaj lorgne depuis longtemps, mais pour les autres, c'est tout de même une somme.

Pour ma part, je retiens de cette Topologie le combat de Preljocaj pour la notation, son souci de se rattacher à une tradition (tradition écrite, tradition artistique), les vidéos des Raboteurs et d'Annonciation. La première a déjà étonnamment (joliment) vieilli : tournée à contre jour par Cyril Collard, agrémentée du minois de Florence Darel, alors à ses débuts, elle frissonne ; son gros grain terne tremblotte, on dirait une vidéo autochrome. L'Annonciation est magistralement filmée et montée, et la pièce en elle-même est très belle (c'est peut-être celle que je préfère chez Preljocaj). Quant à Un Trait d'union, j'y découvre un tas de fruits qui s'affiche à nouveau dans le tout récent Blanche Neige. Obsession cachée de Preljocaj ?

Françoise Cruz, Angelin Preljocaj : topologie de l'invisible, Paris : Naïve, 2008,  ill. n. et coul. + 1 DVD, [183] p., 30 cm, 120 euros

* Un tuyau pour briller dans les cocktails mondains : son nom, albanais, se prononce "Anndjéline Préliotzaï". Mais les Français, paresseux autosatisfaits, préfèrent dire "Anjlin Prellejocage" (bouh !)

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