Plantons le décor, car véritablement scénographie il y
a.
Nous sommes vous et moi, ami lecteur, depuis quelques semaines déjà, dans la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre (aile Sully) consacrée
aux travaux des champs. Deux possibilités s'offrent à nous dès l'entrée : ou bien nous nous dirigeons vers la droite - ce que, probablement comme la grande majorité des visiteurs attirés par
l'imposant monument qui y est exposé, nous avons fait d'emblée le 30 septembre dernier -; ou bien vers la gauche : en
effet, deux chapelles funéraires semblent se répondre : à droite, donc, celle d'Akhethetep, provenant de Saqqarah et arrivée au musée au tout début du XXème siècle, suite aux
tractations menées par Georges Bénédite avec le Gouvernement égyptien; à gauche, celle d'Ounsou artificiellement reconstituée
par l'érection de deux hauts murs vitrines censés représenter l'étroit couloir de sa chapelle dans l'hypogée de la nécropole de la XVIIIème dynastie, à l'ouest de
Thèbes.
De l'entrée de la chapelle d'Akhethetep, vous
pouvez déjà apercevoir, au-delà de la vitrine dédiée aux porteuses d'offrandes qui les sépare, tout au fond donc de la chapelle d'Ounsou, celle figurant, dans son tombeau, la niche
contenant le groupe statuaire du couple qu'il formait avec Imenhetep.
La semaine dernière, souvenez-vous, je vous ai invité à l'apprécier sous son aspect esthétique.
Aujourd'hui, nous l'aborderons sous l'angle plus spécifiquement philologique.
Et à ce propos, je voudrais dès maintenant réitérer mes remerciements les plus appuyés à la conceptrice du blog "Louvreboite"
(http://louvreboite.over-blog.fr/ ), site que je ne puis que vous conseiller de parcourir pour les articles tout à fait intéressants qui y sont proposés sur les "coulisses" du musée, qui
nous échappent complètement, à nous touristes.
J'aime à rappeler que sans l'excellence des photographies qu'elle a eu l'extrême bonté de me faire parvenir, il m'eût été impossible de vous donner, ici et
maintenant, une analyse aussi détaillée des textes hiéroglyphiques dont la statue est recouverte.
Ounsou et Imenhetep, donc, sont assis sur une banquette à
haut dossier de manière telle qu’entre eux, sur la face frontale du siège, le lapicide a trouvé la place pour graver deux colonnes de hiéroglyphes, les doublant quelque peu par une autre de part
et d’autre des jambes, droite pour Ounsou et gauche pour Imenhetep.
Chacune des colonnes centrales nous les présente en stipulant leurs titres et fonctions, mais aussi le lien familial qui les unit. Il nous faudra, tout à l’heure,
poursuivre notre lecture sur les côtés du siège pour découvrir, à l’extrême fin de la formule d’offrandes qui s’y trouve gravée, leur identité respective.
Permettez-moi une petite remarque au passage - dont les
plus fidèles parmi vous ne comprendront pas l’utilité, "rompus" que vous êtes maintenant à quelques règles élémentaires de l’écriture égyptienne que j'ai déjà eu l'opportunité d’énoncer ici - :
les hiéroglyphes se lisent en allant dans la direction de la personne à laquelle ils se rapportent. La colonne centrale de gauche, donc, se lit de droite vers la gauche dans la mesure où elle
concerne Ounsou; celle de droite, juste à côté, se lisant de gauche vers la droite puisque caractérisant son épouse. Et il en va de même pour les deux bandes verticales extérieures, de part et
d’autre de leurs jambes à tous deux qui, en réalité, reprennent sensiblement les mêmes données.
Commençons par le premier hiéroglyphe de la colonne de gauche entre eux, le long donc de la jambe gauche d'Ounsou. Rassurez-vous, ami lecteur, je ne compte
pas ainsi les évoquer tous de manière approfondie : mais certains d’entre eux sont tellement caractéristiques que j’ai pris la décision de m’y attarder quelque peu de façon que, quand
au hasard de votre visite, vous les rencontrerez, vous puissiez tout de suite les identifier.
Si vous regardez attentivement la représentation ci-contre, vous remarquerez que ce dessin schématise à la fois la palette
En d’autres mots, placé ici en début de colonne, il nous
donne le titre administratif porté par Ounsou : nous apprenons donc qu’il était scribe. Les autres hiéroglyphes en dessous ajoutent qu’il était comptable des grains. La fin de la colonne a été
abîmée : volontairement martelée ? J'aurais tendance à le supposer dans la mesure où Ounsou travaillait pour le temple d'Amon et que, à la période amarnienne qui suivit, il fut de bon ton
d'essayer d'éliminer du plus grand nombre possible de monuments toute référence à l'ancien dieu Amon.
Illisibles aussi, par parenthèses, les autres inscriptions, fréquentes pourtant entre les pieds des personnages dans ce type de statuaire, ainsi que celles dont on
aperçoit malgré tout la trace sur la face avant du socle.
Repris exactement à la même place dans la colonne du bord du siège, le long de la jambe droite d’Ounsou donc, le signe hiéroglyphique de la palette du scribe introduit le lieu géographique où il officiait : la ville du Sud, ce qui est une des possibilités de désigner Thèbes.
Vous remarquerez en dessous un autre hiéroglyphe
caractéristique : une sorte de cercle avec quatre entailles. Il s’agit en fait d’un pictogramme censé représenter un carrefour dans une localité traversée par quatre routes. En tant que tel, ici,
il signifie la ville. Si d’aventure, vous le retrouviez terminant un groupe d’autres signes, il serait alors employé comme déterminatif et signalerait qu’il s’agit d’un endroit habité. Ce
hiéroglyphe circulaire a donc toujours une connotation géographique.
Revenons maintenant à nos deux colonnes centrales et, bien sûr, à celle de droite, qui concerne donc Imenhetep. Les six premiers
hiéroglyphes, jusqu’à la deuxième vipère sont très clairs et doivent se lire exclusivement en référence à Ounsou dans la mesure où ils se traduisent par les expressions : son épouse, aimée de
lui.
Quant à ceux qui terminent cette colonne le long de la jambe droite d’Imenhetep, ils spécifient qu’elle est assise sur sa place, comprenons sur son siège, le coeur empli de joie.
Dans la colonne au bord du siège, le long de sa jambe gauche donc, nous retrouvons exactement les mêmes données, mais exprimées avec des
hiéroglyphes synonymes. Détail intéressant qui prouve que le lapicide ne s’est pas simplement satisfait de recopier une série identique de signes de part et d’autre
d’Imenhetep.
Les deux documents qui suivent, à savoir les côtés du siège, énumèrent la traditionnelle formule d’offrandes, semblable, malgré ses variantes, à celle que nous avions rencontrée, souvenez-vous ami lecteur, sur la margelle extérieure du petit bassin de calcaire (E 653) exposé parmi les ustensiles du repas funéraire à l’arrière de la colossale table d’offrandes d’Akhethetep, dans la vitrine 2 de cette même salle.
Gravés eux aussi en colonnes verticales, tout comme à l’avant du siège, ces hiéroglyphes apparaissent immédiatement d’une facture supérieure : ce qui m'invite à penser qu’il y eut, au moins, deux artistes qui ont réalisé l’ensemble des inscriptions de cette statue du Nouvel Empire.
Commençons arbitrairement, si vous le voulez bien, par le côté du siège immédiatement à la droite d’Ounsou. Quatre colonnes se répartissent
l’espace, sans toutefois descendre au niveau du socle. Elles se lisent de l’avant vers l’arrière, et dans chacune d’elle, de haut en bas et de droite à gauche.
Nous retrouvons, dans la première d’entre elles, le sempiternel début de ce type d’invocation : Offrande que donne le roi. Le
premier hiéroglyphe, le roseau, symbolise le roi de Haute-Egypte (littéralement, je devrais traduire par : "Celui qui appartient au roseau" dans la mesure où cette plante constitue
l’emblème du sud du pays, de la Haute-Egypte, donc. - Et s’il s’agissait d’invoquer le roi de Basse-Egypte, ce serait une abeille qui prendrait la place du roseau.)
Remarquez que, par pure déférence, bien que dans ma traduction, le terme "roi" arrive en dernier lieu, les Egyptiens le plaçaient,
quant à eux, en toute première position : il s’agit là de ce que les égyptologues nomment soit une métathèse de respect, soit une antéposition honorifique.
Ensuite, le triangle, une des formes conjuguées du verbe donner précède les trois signes qui signifient offrande : le pain
sur la natte (qui se translittère "htp"), suivi de la galette de pain, correspondant à notre lettre "T" et du siège cubique, notre lettre "P", ces deux derniers pictogrammes exprimant
une partie de la valeur phonétique du nom donné à la natte sur laquelle repose le pain ("hetep") de manière à mieux en préciser la prononciation car il ne faut pas oublier qu’à l’instar
de la majorité des langues sémitiques, l'égyptienne n’écrivait pas les voyelles proprement dites, donnant donc aux consonnes le rôle primordial.
Sous ces cinq premiers signes hiéroglyphiques, référence est faite, non pas à Anubis comme dans la formule d’offrandes que nous avions
lue sur le petit bassin de calcaire auquel je viens ci-dessus de faire allusion, mais à Osiris, qui préside aux Occidentaux, c’est-à-dire à Osiris en tant que dieu des morts, puisque
dans leur grande majorité, les nécropoles se trouvaient à l’Ouest du Nil, à l’Occident, là où le soleil se couche.
La suite de l’inscription demande donc que soit formulée l’offrande invocatoire pour, dans la quatrième et dernière colonne, la
personne (= le Ka) du scribe Ounsou, justifié. Ou : Juste de voix.
A quoi donc correspond cette dernière épithète ?
Il faut savoir que chaque défunt devait passer devant le Tribunal d’Osiris. C’est d’ailleurs ce moment précis que, par parenthèses, propose
la vignette qui chapeaute tous les articles de mon blog, depuis sa création, et que les égyptologues ont l’habitude de désigner d’un terme grec : psychostasie (= Pesée de
l’âme).
Lors de cette confrontation devant les 42 "juges", le défunt prononce la fameuse "Confession négative" (que j’évoquerai l’année prochaine dans un nouvel article) qui ne consiste nullement en un aveu de fautes personnelles, mais énumère les actions mauvaises qu’il s’est bien gardé de commettre.
Cette déclaration faite, le mort était automatiquement absous de ses péchés : c’est la raison pour laquelle les deux plateaux de la balance,
tant celui qui portait le coeur (sa conscience) que celui qui contenait une statuette de Maât, la déesse de la Vérité-Justice, se trouvaient au même niveau : indépendamment des paroles prononcées
par le défunt, la force magique de l’image ne pouvait que déboucher sur un jugement favorable lui permettant d’être déclaré "justifié", "juste de voix", c'est-à-dire juste
devant le tribunal osirien.
Quelque peu différente se présente la formule d’offrandes gravée sur l’autre côté du siège, à la gauche en fait d’Imenhetep et qui se lit également de haut en bas, de l’avant vers l’arrière, c’est-à-dire de gauche à droite pour nous sur cette photo, ainsi que pour les hiéroglyphes à l’intérieur des quatre colonnes.
Certes, comme pour Ounsou, elle commence par identiquement la même invocation à Pharaon (dont le nom n’est pas mentionné) et à Osiris, mais
en outre, elle énumère une série d’activités auxquelles la défunte souhaite se livrer dans l’au-delà : boire l’eau du fleuve, respirer le doux souffle du vent du Nord, (deuxième
colonne), etc. Et se termine, comme souvent quand il s’agit d’une dame, par la formule : pour la personne (= le Ka) de la maîtresse de maison ...
Suit alors son nom : Imenhetep, que vous distinguez dans les quatre derniers signes hiéroglyphiques de la dernière
colonne.
Dans de précédents articles, j’ai déjà beaucoup insisté sur l’étroite relation existant entre image et écriture, sur l’interdépendance entre
la statuaire - art tridimensionnel, s’il en est - et le texte, différents, certes, mais ressortissant à un même système d’expression.
En réalité, leur absence s’explique par le fait que c’est la statue elle-même qui remplit ce rôle : tant la représentation du mari que celle
de sa femme figurent l'immense déterminatif qui complète leur prénom à chacun.
A présent, ami lecteur, je vous convie à m'accompagner de l'autre côté de la vitrine pour découvrir l'arrière du monument.
Pas résolument cintré, mais pas franchement rectangulaire non plus puisque l'artiste a arrondi les coins de la partie supérieure, ce dossier contre lequel s'appuient
Ounsou et son épouse prend ici l'aspect d'une stèle tout à fait classique.
A l'intérieur d'un encadrement qui court sur tout le pourtour de la pierre, laissant approximativement, dans sa partie inférieure, un sixième de la surface totale
complètement anépigraphe (en fait, il s'agit de la hauteur du socle sur lequel, à l'avant, les personnages posent les pieds), le lapicide a inscrit une longue formule d'offrandes - autre que
celles que vous avez découvertes ci-dessus, de chaque côté du siège -, en beaux hiéroglyphes également gravés en creux, cette fois non pas en colonnes verticales, mais en lignes
horizontales se lisant de droite vers la gauche, et de haut en bas.
Ce n'est, par parenthèses, que depuis le Moyen Empire seulement que fut prise l'habitude d'ainsi utiliser l'arrière de semblables monuments pour y graver, en tout ou en
partie, des textes qui, le plus souvent, reprennent la classique formule d'offrandes. Car avant, à l'Ancien Empire donc, le dos de ces statues restait anépigraphe.
Ici, le texte est tout entier couronné de motifs symboliques relativement fréquents sur les stèles de cette époque : de part et d'autre de l'anneau-chen (ou shen,
suivant certains égyptologues) qui surmonte un petit vase se retrouve un oeil oudjat.
L'anneau-chen, signe circulaire, sorte de boucle n'ayant ni commencement ni fin, figure le concept d'éternité : c'est le symbole de la force et de la durée
universelle.
Le vase, pour sa part, vous est déjà connu puisqu'il ressemble tout à fait à celui qui contenait l'aiguière exposé dans la vitrine 2 de cette même salle.
Quant à l'oeil oudjat symétriquement gravé de part et d'autre, symbole de santé morale et physique, il fait référence à l'oeil gauche qu'Horus aurait perdu lors
du combat qui l'opposa au dieu Seth pour la possession du royaume d'Egypte. Thot, par magie, le lui aurait guéri et rendu. Il en aurait alors fait le prototype de l'intégrité physique : c'est la
raison pour laquelle cet oeil figure souvent sur les côtés de certains sarcophages où il garantit au défunt le plein usage de son corps et, sous forme d'amulette, il peut aussi être placé sur
l'incision abdominale pratiquée sur le corps des défunts aux fins de retirer les viscères pendant la momification.
L'oeil gauche d'Horus est aussi associé à la lune, tandis que son oeil droit, demeuré intact, l'est au soleil.
Souvent, de part et d'autre de cet oeil, on rencontre sur les stèles une figuration d'Anubis sous la forme d'un chacal couché sur sa chapelle. Ici, l'artiste ayant
apparemment plébiscité le format assez grand de l'oeil, n'a pas trouvé place pour y ajouter quoi que ce soit d'autre.
Ces quelques signes à valeur hautement symbolique mettent donc l'accent sur la santé morale et physique des défunts auxquels toute la formule d'offrandes qu'ils précèdent
est dédiée, sur leur éternité dans l'au-delà et sur la pureté rituelle qui doit être la leur.
La première des huit lignes de l'inscription commence classiquement par les cinq hiéroglyphes du Offrande que donne le roi que vous reconnaissez maintenant pour
les avoir déjà rencontrés, notamment ci-dessus, sur chacun des côtés du siège. Suit une partie abîmée, probablement martélée, illisible de ce fait comme le sont d'autres passages ici et là. Ce
phénomène de martelage fut malheureusement assez récurrent au Nouvel Empire, sous les règnes de différents pharaons.
Et cette première ligne horizontale de se terminer par l'invocation à Osiris, souverain de l'éternité. Qui est dans la nécropole, poursuit la deuxième
ligne après un début "effacé", afin qu'il leur donne l'offrande invocatoire (littéralement : une sortie de voix) constituée non seulement de pain et de bière, de têtes de
bétail et de volailles et, trouvons-nous à la ligne suivante, de jarres d'albâtre, de vêtements et d'encens, mais aussi consistant en tout ce que livre le ciel et ce que
crée la terre.
L'intéressant, ici, réside dans le fait que, contrairement aux autres inscriptions de ce type que vous avez précédemment découvertes, cette formule, en énonçant tout
ce dont auront besoin les deux défunts pour leur survie dans l'au-delà, s'avère extrêmement complète.
Autre détail nouveau : pour la première fois sur ce groupe conjugal, avec le pronom "leur" à la deuxième ligne (afin qu'il leur donne
l'offrande ...) apparaît une inscription destinée à être commune aux deux défunts : en effet, dans tous les autres textes de face comme sur les côtés, le lapicide a différencié et
particularisé les formules pour Ounsou et pour Imenhetep, tandis qu'ici, ils sont associés dans la même invocation. Même si, dans les trois dernières lignes, vous retrouvez la demande du
doux souffle du vent du Nord pour la personne (= le Ka) du scribe de la ville du Sud (= Thèbes), Ounsou, justifié - (sur un des côtés du siège, cette requête
concernait son épouse seule, souvenez-vous) -; et, pour terminer, toujours à propos de Imenhetep, l'indication déjà présente de face, le long de sa jambe gauche, qu'elle est sur sa
place (= sur son siège), le coeur empli de joie.
La fin du texte se perd dans de nouveaux martelages ...
Voici, ami lecteur, par cette approche que j'ai voulue à la fois esthétique, mardi dernier, et
aujourd'hui philologique, ce que j'escomptais vous donner à comprendre d'un monument dédié à ce scribe de la XVIIIème dynastie, comptable des greniers du temple d'Amon, à Thèbes, et à
son épouse, avant de prendre momentanément congé de vous, dans cette catégorie d'articles à tout le moins, puisque c'est seulement ce samedi 20 décembre que je clôturerai définitivement 2008 en
vous proposant, en guise de cadeau de fin d'année, un de ces poèmes d'amour dont nous enchante la littérature
égyptienne.