SALLE 4 - VITRINE 5 : RÉGIME JURIDIQUE DES TERRES (Seconde partie)

Publié le 14 janvier 2009 par Rl1948


 

  Mardi dernier, dans un premier article consacré aux documents exposés dans le bas de la vitrine 5 de la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, j'ai eu l'opportunité, ami lecteur, non seulement de vous proposer une traduction de ces deux premiers actes juridiques, mais aussi d'attirer votre attention sur l'écriture cursive démotique dans laquelle ils furent rédigés.
   Aujourd'hui, nous allons plus spécifiquement nous intéresser à la paire de documents du dessus de la dite vitrine : faisant manifestement partie des mêmes archives, ces deux actes de location provenant de Thèbes et concernant toujours le même Padimontou portent, le premier (E 7833) sur la location d'un attelage de vaches de labour, le second (E 7837), sur celle d'un terrain.
   Empruntant au vocabulaire cinématographique, je vous propose, avant d'en lire le contenu proprement dit, d'évoquer le synopsis et les différents personnages en présence.
   Nous sommes dans le domaine d'Amon, à Coptos, au VIème siècle A.J.-C., sous le règne du pharaon Amasis, à la XXVIème dynastie, donc.
   Cette très ancienne ville égyptienne (actuellement nommée Qift) fut érigée en bordure du Nil, à une quarantaine de kilomètres au nord de Thèbes. Important port fluvial, Coptos devint, dès la plus haute antiquité et durant plus de quatre millénaires, un pôle économique extrêmement florissant. Capitale du 5ème nome de Haute-Egypte, elle constitua la plaque tournante du commerce oriental reliant la Vallée du Nil à la mer Rouge et fut ainsi le point de départ des caravaniers en quête de minerais.
   Min, un de ses dieux tutélaires, fut d'ailleurs considéré comme le patron des montagnes arabiques.
   Trois personnages sont ici directement concernés :
* Oudjahor : membre du clergé du domaine d'Amon (il porte le titre de Père-du-dieu, ou Père divin), il y possédait des champs.
* Reri : occupant également la même fonction sacerdotale, il est le frère du précédent.
* Padimontou : à la fois gardien des troupeaux dans ce domaine, et cultivateur.
   Entre eux, entre ces deux propriétaires fonciers et ce métayer furent donc établis, en l'an 36 du règne d'Amasis, soit pour nous en 534 A.J.-C., les deux contrats de location ci-dessous.  
  
   Le premier (E 7833
) mesure 26, 50 cm de haut et 29, 50 cm de large.


  Oudjahor décide de louer deux vaches à Padimontou, afin qu'il laboure un champs appartenant à Reri. Il semblerait qu'au moment de cette transaction, Réri ait déjà cessé de vivre, laissant ainsi Oudjahor hériter de ce terrain qu'il avait donné en métayage à Padimontou. 

   "An 36, premier mois de la saison d'été, sous le Roi Amasis. A déclaré le Divin-Père Oudjahor, fils de Diimenaouenkhonsou au cultivateur du Domaine de Montou-maître-de-Thèbes, Padimontou, fils de Paouahimen et de Rourou sa mère : "Je t'ai donné cet attelage de vaches de labour destiné au labourage, au nom du Divin-Père Réri, fils de Diimenaouenkhonsou, dont tu es le laboureur, dans tout champ que tu auras à cultiver sur mes terres situées dans le Domaine d'Amon du district de Coptos, à l'ouest du terrain élevé de la "Ferme du Lait d'Amon", (pendant la période) de l'an 36 à l'an 37.
   Lorsque (la saison de) la récolte arrivera en l'an 37, je prendrai un tiers sur toutes les céréales, sur toutes les herbes qui pousseront sur les champs que tu auras labourés avec cet attelage de vaches susmentionné ; (un tiers) pour lequel tu as fait un écrit au nom de Réri, fils de Diimenaouenkhonsou, mon frère, au sujet du prix du loyer des champs.

   Je ferai que les Scribes du Temple s'éloignent de toi en ce qui concerne leur impôt du Temple d'Amon. Je ne pourrai pas faire comparaître les Scribes (-comptables) du grain devant toi en ce qui concerne leur impôt du Temple d'Amon.
   Nous partagerons le reste (de la récolte) en quatre parts entre nous, à savoir trois parts (qui reviendront) à moi, à cause de cet attelage de vaches, et (à cause) des céréales (dues) au nom du Divin-Père Réri, fils de Diimenaouenkhonsou; (et) une part (qui reviendra) à toi à cause du labour, de tout le travail (et) de tout ce que tu auras fait en tant que cultivateur (durant la période) de l'an 36 à l'an 37.
   Les Scribes du Temple d'Amon mesureront mes champs en mon nom. Quant au montant du dommage causé par la culture (mal faite ?) que je constaterai sur mes champs, je prendrai au profit (?) du Divin-Père Reri, fils de Diimenaouenkhonsou, de ta part de ce(tte partie de la récolte) qui se maintient bon(ne). Le dommage (à cause) de la culture (qui arrivera) à cet attelage de vaches sera à ta charge.
Le gain et la perte incombent à nous (deux).
   A écrit Djedmoutiouefankh, fils de Irethorerou."

   Au verso, figurent les noms de dix témoins :


  Le second papyrus (E 7837), pour sa part, mesure28 cm de haut et 29 de large.

   Ce contrat qui semblerait d'abord amplifier, puis annuler le précédent (E 7833) s'avère nettement plus favorable à Padimontou. Il n'est par ailleurs plus du tout fait allusion à Réri en tant que propriétaire du terrain : c'est la raison pour laquelle on pense bien, comme je le suggérais ci-avant, qu'il est décédé. Padimontou fournissant cinq des six vaches nécessaires pour labourer à l'aide de trois attelages, son frère Oudjahor n'en loue plus qu'une seule. 
En outre, une clause prévoit de dédommager le cultivateur si Oudjahor se dédit.

  
    Tout comme dans le précédent document, les onze lignes de ce texte se lisent de droite à gauche : 

   "An 36, premier mois de la saison de la récolte, du Pharaon, v.i.s, Amasis, v.i.s., a déclaré le père-du-dieu Oudjahor, fils de Diimenaoukhonsou au gardien de troupeau du Domaine de Montou  maître de Thèbes Padimontou fils de Pouahimen, dont la mère est
Rourou :
"Je t'ai loué mes champs qui  sont situés sur le domaine d'Amon, dans la cisconscription de Coptos, à l'ouest, dans la haute terre (nommée) L'Etable-du-pot-à-lait-d'Amon pour les cultiver de l'an 36 à l'an 37 au moyen de ces trois attelages de vaches, ce qui correspond à six vaches - cinq vaches pour toi et tes compagnons et une vache pour moi - (mais) c'est toi qui feras travailler ma vache susmentionnée.
Quand la récolte arrivera en l'an 37, je prendrai le tiers de [tous] les grains et toutes les végétations qui pousseraient sur eux, au nom de ma part de propriétaire des champs. Et nous ferons six parts du reste, à savoir : pour toi et tes compagnons, cinq parts, (et) pour moi, au nom de ma vache, une part, en tout. Le manquement (?) résultant de la faute du cultivateur sera à ta charge; quant à moi, je paierai la taxe sur la récolte du domaine d'Amon sur le tiers de la part de propriétaire de champs susmentionné (et) j'écarterai les scribes du domaine d'Amon de toi concernant leur taxe sur la récolte. C'est à mon nom que les scribes du domaine d'Amon mesureront mes champs. Si je me rétracte si bien que je t'empêche de cultiver mes champs susmentionnés de l'an 36 à l'an 37, selon la convention ci-dessus, je devrai te donner un deben
(= 90 grammes) d'argent du Trésor de Thèbes, fondu, sans avoir recours à aucun document juridique.

Ecrit de Djedher fils du Père-du-dieu Amon Ipy."
   Remarque à propos du "v.i.s." ici rencontré.
   Il a toujours été de tradition, dans les civilisations sémitiques, d'ajouter, après le nom des personnages dont la mémoire se doit d'être particulièrement honorée ce que l'on appelle une formule d'eulogie. Il s'agit d'une ou de plusieurs épithètes, voire même d'une phrase exclamative visant à leur permettre de bénéficier d'un ensemble de bienfaits. Il en fut de même en égyptien antique : ainsi à la suite du nom des souverains est-il souvent inscrit en abréviation cette formule, translittérée : "ankh, oudja, séneb", signifiant littéralement : "Puisse-t-il être vivant, intact et en bonne santé ! "


   (Au siècle dernier, au temps de mes études, cette formule : "ankh, oudja, séneb", était traduite par : "Vie, santé, force", et abréviée "v.s.f." ; c'est ainsi d'ailleurs qu'elle apparaît dans tous les ouvrages spécialisés contemporains. Certains nouveaux philologues estiment cette traduction à présent erronée et lui préfèrent donc celle que j'ai citée en premier lieu.) 

Au verso du document se retrouvent également mentionnés les patronymes des dix témoins :



  
   Relativement formelle, vous l'aurez tout de suite remarqué, ami lecteur, la rédaction de semblables documents répond, comme d'ailleurs tout acte administratif ou notarié, à un certain nombre de règles strictes qui nous rendent leur lecture assez ardue, fastidieuse, voire même franchement rébarbative.
   C'est un peu la raison pour laquelle j'ai tenu à vous proposer pour chacun de ces deux contrats une traduction que plus d'un demi siècle, et une sensibilité totalement différente, séparent : pour le premier (E 7833), j'ai choisi celle proposée en 1951 par Michel Malinine (1900-1977), égyptologue français d'origine russe, un des grands spécialistes, au XXème siècle, des écritures cursives hiératique et démotique; et pour le second (E 7837), j'ai opté pour celle, plus moderne, plus en phase directe, me semble-t-il, avec la langue que nous pratiquons de nos jours, de Christophe Barbotin, l'actuel Conservateur du Département des Antiquités égyptiennes du Louvre. 
  Confrontant les types de formulation de ces deux traductions, vous êtes maintenant seul juge pour préférer la langue de l'une ou de l'autre ...  
(Barbotin : 2006, 35-6; Grandet/Mathieu : 1990, 146; Malinine : 1951 ², 146-7)