Ce qui différencie About a Son de tant d’autres films du même tonneau, c’est sa radicalité formelle, ses partis pris esthétiques et narratifs qui devrait aussi – du coup – frustrer pas mal de spectateurs. On ne voit pas Cobain dans le film d’A.J. Schnack. On n’entend pas une note de Nirvana. Pourtant, on entend Kurt. On n'entend que lui. Qui se livre longuement au journaliste Michael Azerrad. Et ces longs entretiens de fin 1992 et début 1993 forment la matière sonore d’un film s’envisageant beaucoup plus comme une bal(l)ade au cœur de l’Amérique des eighties (mais aussi d’aujourd’hui) que comme un documentaire de plus sur la rock star grunge. Car entendre le chanteur parler, c’est finalement entendre un jeune Américain pas si différent des autres. Quand il évoque son enfance, son père, le divorce de ses parents, son mal-être au collège, son apprentissage de la musique, sa volonté de concilier mélodies pop et énergie punk rock, peu importe qu’il soit la star que l’on sait. C’est finalement une histoire américaine assez simple qui se raconte là, une histoire à laquelle les images superbes de Schnack offrent un contrepoint impressionniste et photographique envoûtant. Des paysages, des portraits d’habitants (d’Aberdeen, d’Olympia, de Seattle), des zones industrielles, des routes, pas grand chose d’autre, et c’est pourtant magnifique. Car ce qui s’apparente – pour trouver un équivalent – à un bel album de photographies glanées dans l’État de Washington est ici rythmé par un montage très inspiré et par des musiques qui sont celles que Kurt évoquait dans ses témoignages, celles qu’il écoutait, celles dont il s’est nourri. C’est dans cette matière musicale intime, comme une sorte de playlist idéale, que le film trouve de belles résonances avec nos pratiques les plus contemporaines. De Queen à Creedence Clearwater Revival en passant par Arlo Guthrie, les pistes musicales empruntées – loin du punk rock attendu, souvent – ne surprennent pas qui a lu le Journal de Cobain édité chez 10/18. Finalement, en s’appuyant sur ces entretiens, About a Son est, de fait, le film le plus fidèle, le plus documenté qui ait été consacré à Nirvana. Et c’est aussi celui – paradoxe – qui se permet de prendre le plus le large par rapport à son sujet initial…
Ne pas se méprendre donc : en s’appropriant dans une séquence étonnante – la seule qui semble un temps emprunter la voie de la fiction – les travellings d’Elephant (le film de Gus Van Sant), le cinéaste signifie clairement qu’il s’agit plus pour lui de parler de l’Amérique et de sa jeunesse que de contenter les fans de Nirvana. L’effet n’est pas aussi radical et perturbant qu’avec Last Days, mais on ne cesse de se dire que le film ferait un beau diptyque avec celui de GVS… Mais aussi, plus bizarrement, avec des films d’errance récents comme Old Joy de Kelly Reichardt ou Gerry de GVS encore… Sans doute parce qu’une même mélancolie, une même tristesse diffuse s’en dégage… Sans doute parce que les fantômes nous y parlent au creux de l’oreille… Sans doute parce qu’il s’agit, surtout, de films sur la jeunesse, sur ses espoirs déçus (entendre comme Cobain n’est pas dupe du succès, comme il lui pèse, bien loin des clichés de la rock star fantasque, loin des tabloïds érigeant une figure peu conforme à ce qu’il était vraiment)…
Un an après la fin des entretiens, Cobain se suicide. L’entendre – aujourd’hui dans une salle parisienne, en 2008 – parler de sa fille Frances, de Courtney, de l’avenir du groupe (son envie de dissoudre Nirvana et d’aller jouer avec d’autres musiciens, de retourner à l'anonymat), des massacres dans les lycées, de son addiction à la drogue pour calmer ses terribles souffrances d’estomac, jette évidemment un voile funeste sur l’ensemble de ce film. Une œuvre triste et belle comme une chanson d’Elliott Smith, comme une bande dessinée de Craig Thompson, comme une route sous la neige…
Voir la bande-annonce de About a Son ici
(En cherchant bien, le film est visible, dans son intégralité, sur YouTube. Mais le visionner ainsi, c’est sans doute le meilleur moyen pour gâcher le voyage que le cinéaste propose et que l’immersion dans une salle obscure, seule, saura dignement restituer…)