Fontenelle raconte que Démosthène se plaignait des oracles de
Delphes, qu’il jugeait trop conformes aux intérêts de Philippe de Macédoine : « La Pythie philippise » ironisait-il ! Cependant, des siècles durant,
rien d’important qui n’eût sa part de doute, ne fut entrepris sans consulter les sibylles. Et en cette gageure, les vieux trépieds 1 de Delphes étaient en possession de l’avenir, depuis un temps immémorial : ils dominaient le Marché dirait-on aujourd’hui. Ces antiques pratiques, divinement
corrompues, qui montraient bien qu’on avait affaire à des hommes, témoignaient déjà de l’avantage supérieur des puissants à circonvenir l’opinion,
aussi bien que de cet impérieux besoin de l’espèce à circonscrire ses lendemains. L’un s’ajoutant à l’autre, le commerce perdura, jusqu’à nos jours, selon le génie particulier de quelques-uns
d’affliger celui de tous les autres. La prescience a troqué son décorum cérémoniel et ses sentences opaques contre l’étiquette contemporaine des avis d’autorité, généralement optimistes et
chiffrés. Nous ne sommes guère plus avancés.
Un exercice s’achève, un autre commence, qui nous donne l’occasion de feuilleter les prévisions des
analystes. L’année 2008 fut horrifique, avec un indice parisien en déclin de 42%, à l’image des parquets mondiaux. Néanmoins, peu après l’épiphanie, celle-ci ne fut pas pressentie avec la
réserve, voire la déploration, qui eût convenu. La compulsion acheteuseA la fin de l’été 1929, les bulletins quotidiens ne se bornaient plus à citer quels titres monteraient en séance et de combien, mais bien
l’heure à laquelle tel ou tel autre serait ciblé ! En ces jours filés de soie, quiconque pouvait s’ériger analyste, qui prédît la hausse, avec des chances sûres de succès, cireurs de chaussures
compris …, panache blanc du métier, n’avait pas désarmé. « Les stratèges actions privilégient pour 2008 un scénario plutôt optimiste
» titrait La Tribune le 29
janvier dernier sur dix colonnes. Les porte-parole missionnés pour la circonstance, le caquet en partage, n’y allèrent pas de main morte 2-1 : le plus mesuré d’entre eux surestima la cote finale du CAC de près de 30% ! La palme revint au poulain de
Natixis, la banque aux doigts d’or, qui entrevit l’indice parisien au zénith des 7.000 points, soit une erreur de quelque 55% ! Bah, pour certains, le ciel est la seule limite. On est pris
de vertige à l’idée que des gérants manient l’argent d’épargnants sur la base de tels évangiles. « Nous sommes entrés dans une catégorie de marché que
l'on peut qualifier de plat 2-3 » renchérira l’un d’eux, qui aurait été mieux avisé de qualifier
ledit Marché de creux, à ce que l’on en vit après. Hé quoi, quiconque opine en Bourse court le risque de se tromper ! Aussi bien, un conditionnel retenu, temps de l'hypothèse, absoudrait aussitôt
l’oracle désavoué.
Un cran au-dessus, les économistes ; ils ont une réputation à défendre, la leur, et s’y appliquent avec soin, où qu’on les convie, mi-doctoraux mi-bonhomme, pour apporter la thèse de l’expert« Nous nous sommes mis à rire,
en nous rappelant les prédictions des économistes en 1914 : la guerre, pas plus de quelques mois, les Etats n’ayant pas les moyens pour plus longtemps ». Ainsi Paul Léautaud se plut-il à
brocarder les experts …. Elie Cohen, grand écumeur des médias, est de cette souche ; à l’été 2007, tandis que les subprimes grondaient, il rassure : « Dans quelques semaines, le Marché se reformera et les affaires reprendront comme auparavant 3 ». Du même sang, David Thesmar - Prix 2007 du meilleur jeune économiste de France – et Augustin Landier, ténors libéraux commis d’office à la défense du
Grand-Méchant-Marché 5, jurent dans un article définitif, que « le mégakrach n’aura pas lieu (…) Disons-le tout net : la correction sera limitée et surtout sans effet sur l’économie
réelle 4 ». S’étrangle-t-on ? En avril 2008, Patrick Artus, directeur des études chez
Natixis, de retour d’Amérique, ratifiait la fin de la crise financière 6, réorchestrant l'allegro
des années Internet qui l’avait vu objectiver un CAC à 10.000 points 7 ! Enfin David Naudé, économiste
senior à la Deutsche Bank, pressé de les surpasser tous, qui déclare, début janvier : « Aux Etats-Unis, l'embellie arrivera certainement mi-2008. En
Europe la reprise prendra sans doute quelques mois de plus. En tout cas, il n'y aura pas de krach cette année ! 8 ». Tant de certitudes, à l'indicatif ! Ah ! jamais un subjonctif, le temps du doute, qui acquitterait le
savant.
Enfin, le panthéon. En haut de la pyramide, voici les politiques, passés maîtres dans l’art de raffiner l’opaque ; du maquis statistique proviennent des prévisions ciselées à la décimale près,
généralement faussesL’année
2003 fut un record : rarement les organismes ayant à mesurer la conjoncture économique, offices, instituts, et observatoires de tout poil, ne mirent autant à côté de la cible ! Collectivement
anticipée comme une année de reprise, après un mauvais cru 2002 (1%), l’année se terminera avec un taux de croissance de 0,8% …, décortiquées par des experts jamais pris sans vert d’en
extraire la moelle, livrées au public par des gouvernants de passage qui, finalement, s’y entendront pour ne tenir compte de rien qui affadirait l’air du temps. La mémoire oublieuse fait le
reste. Les prédictions de croissance ou d’inflation sont une occasion permanente d’observer ce ballet, entre chiffres officiels, traducteurs zélés et ministres volontaristes, empressés à la
cause. En février 2008, François Fillon, le premier d’entre eux, « ne croit pas que nous serons très en dessous de la fourchette de 2 à 2,25% annoncé en
janvier par le gouvernement 9 ». En juin, l’INSEE ramène sa prévision à 1,6%, mais ce n’est pas
l'avis de Matignon, qui juge la note « exagérément pessimiste », d’autant que les anticipations de l’institut « ne se vérifient pas toujours 10 » - ce qui ne surprendra personne,
hormis les sourds et les malentendants. En septembre, l’OCDE noircit le tableau, réduisant encore la prévision à 1% 11. Vaincue, Christine Lagarde, la haute main sur Bercy, reconnaît les faits mais « reste sur ce chiffre 12 ». Au bout du compte, la croissance devrait atteindre 0,8% selon l’INSEE 13, soit moitié moins que sa propre prévision vieille d’à peine six mois !
A qui la
palme ? Voici l'outsider, le Journal des Finances, authentique dazibao à la gloire du Marché, grand connaisseur des affaires de ce temps, quoiqu’assez borgne, qui, dans son édition du 13
septembre 2008, apaise ses lecteurs. En état de contemplation avancé, l’hebdomadaire titre : « CAC 40,
le pire est passé » : deux jours après, l’indice entamait une descente en schuss, et abandonnait près de 30% en moins d’un mois ! Quelques flagrants délits nous en disent
long sur la capacité de ces experts qui font l’opinion, à embrasser le réel : ceux-là écriront cent fois, d’une main propre, que « la vraie marque d’une
vocation est l’impossibilité d’y forfaire » (Renan). Mais ce panégyrique ne serait rien sans quelque perle d’Amérique, épicentre mondial de la transe statistiqueEn ce 5 mai 1789, une grande
presse accourut à l’hôtel des Menus Plaisirs : les Etats Généraux, qui n’avaient plus été réunis depuis 1614, siégeaient à nouveau, avec ce désir de conjurer le marasme financier et la
dégradation des affaires de France. Le roi, monarque brouillon et indécis, discourut le premier, malhabilement … et de l’analyse comparse. Après le fiasco frauduleux d’Enron, sous
l’œil vitreux de Goldman Sachs, et juste après celui de Bear Stearns, sous l’œil clos de la SEC, c’est au tour de l’agence Standard & Poors d’entrer en scène. En mars 2008, achevant de
regarder ailleurs, l’institution dégrade la banque Lehman Brothers, lui adjugeant la note honorable A+ 14-1, avec cet avis exquis : « Les perspectives de gains à court terme demeurent cependant intéressantes 14-2 ». A court terme donc, en septembre, Lehman succomba. La vision nocturne des épées de la finance n’est pas
sans rappeler les intérêts de Philippe de Macédoine.
L’art est facile de tirer la flèche du Parthe une fois la pièce jouée et les faits connus. Et la moquerie bonasse de gausser l’expert qui s’est trompé. Sans doute, dans le même élan,
devrions-nous aussi célébrer la vista de tous ceux qui ont eu l’heur de mieux réussir. Mais sommes-nous si sûrs qu’ils rééditeront l’exploit ? Quelle est ici la part du hasardLe 21 octobre 1929 commença la fin : le
lundi qui suivit, le Dow Jones perdit 13%, le lendemain 12% à nouveau, dans un désordre indescriptible, préludant une crise au long cours de l'économie américaine. On croyait avoir tout vu ;
pourtant, le 19 octobre 1987, le Dow Jones fera mieux encore, c’est-à-dire pire …, impénétrable, qui encapsule ses gouttes de cristal encre dans la sphère divinatoire ? Et celle des
intérêts puissants, à l’arrière ou en flanc-garde, qui brouillent les cartes ? Bah, va pour Delphes !
(1) Fontenelle (1908)- « Histoire des oracles »
Le
trépied de Delphes, celui d’Apollon aussi, était une sorte de siège sur lequel la prêtresse rendait ses oracles ; avant que de s’y jucher, la prêtresse s’y disposait par de longs
préparatifs, des sacrifices, des purifications, un jeûne de trois jours et beaucoup d’autres cérémonies (Littré 1970)
(2) La Tribune, le 29/01/2008 - « Les stratèges actions privilégient pour 2008 un scénario plutôt optimiste »
Pour
mémoire : le CAC a clôturé l’année 2007 à 5.614,08 points, et l’année 2008 à 3.217,97 points, soit un recul de 42,38% – Au 25/01/2008, après l’affaire Kerviel, le CAC cotait aux environs de
5.250 points. Les prévisions du panel interrogé pour l’exercice 2008 furent : Roger Desfossez (Natixis) 7.000, François-Xavier Chevalier (VP Finance) 6.200, Jean-Pierre
Hellebuyck (Axa) 6.150, Jean-Paul Pierret (Dexia) 6.100, Alain Bokobza (Société Générale) 5.900, David Kruk (fondateur et PDG de Raymond James Euro Equities)
4.700.
L’indice
DJ Eurostoxx 50 – majors européennes - a clôturé l’année 2007 à 4.399,72 points, et l’année 2008 à 2.451,78 points – Au 25/01/2008, après l’affaire Kerviel, le DJ Eurostoxx 50 cotait aux
environs de 3.800 points. Les prévisions du panel interrogé pour l’exercice 2008 furent : Roger Desfossez (Natixis) 5.250, Jean-Pierre Petit (Exane BNP Paribas) 4.850,
François-Xavier Chevalier (VP Finance) 4.840, Jean-Pierre Hellebuyck (Axa) 4.800, Jean-Marie Courtois (AGF Asset Management) 4.700, Alain Bokobza (Société Générale)
4.500, David Kruk (Raymond James Euro Equities) 3.650.
Le
constat provient du représentant de VP Finance
(3) Le Monde, le 17/08/2007 – « Crise des subprimes : le point de vue de deux économistes »(4)
Les Echos, le 27/07/2007 – « Le mégakrach n’aura pas lieu »
David
Thesmar est professeur associé à HEC – Augustin Landier est professeur assistant à l’Université de New York
« …
il ne fait guère de doute que les marchés d’actions connaîtront une correction. C’est moins sur son existence que sur son ampleur que porte le débat. Disons-le tout net : celle-ci sera limitée et
surtout sans effet sur l’économie réelle (…) Mais parce que ces produits [dérivés de crédit] sont désormais échangés par une masse critique d’acteurs constituant un marché devenu liquide, leur
effet net est une diminution et non un accroissement du risque systémique. Une preuve indirecte du caractère plus sûr de l’environnement financier est la baisse très forte de la volatilité sur
les différents marchés depuis 2002. L’industrie financière a connu de véritables révolutions depuis la fin des années 1990 : sa résistance aux retournements de tendance s’est améliorée, réduisant
les risques de système. Le danger d’une explosion financière, et donc le besoin de régulation, n’est peut-être pas si grand qu’on ne le pense »
(5) Augustin Landier / David Thesmar (2007) – « Le Grand Méchant Marché – Décryptage d’un fantasme français »
(6) Challenges, le 03/04/2008 – « Vigies »
(7) Club Ulysse (2002) – « Le politique saisi par l’économie »
(8) Le Monde, le 02/01/2008 - « Il n’y aura pas de krach en 2008 »
(9) Challenges.fr, le 15/02/2008 - « La France doit se dépêcher d’accomplir les réformes … »
(10) Le Point.fr, le 20/06/2008 - « Ces prévisions de croissance qui gênent le gouvernement »
(11) Les Echos, le 02/09/2008 - « L’OCDE abaisse sa prévision de croissance 2008 »
(12) Le Figaro Economie, le 21/09/2008 - « Lagarde : « croissance autour de 1% en 2008 »
(13) Challenges.fr, le 29/12/2008 - « La France échappe bien à la récession pour l’instant »
(14) Washington Post, le 22/03/2008 - « S&P lowers its credit outlooks for Goldman, Lehman »
Echelle
de notation de la dette à long terme (maturités équivalentes à un an ou plus) selon l’agence Standard & Poor’s - Catégorie
investissement : (AAA) Valeurs de tout premier ordre (« gilt edged ») – (AA) Fourchette haute (« high-grade ») – (A) Notation intermédiaire
(« upper-medium grade ») – (BBB) Fourchette basse, pouvant comporter des aspects spéculatifs (« medium grade ») - Catégorie
spéculative : (BB & B) Eléments dits spéculatifs – (CCC, CC, C et au-delà) Absence de caractéristiques
d’investissement souhaitables (« junk bond ») ;
Commentaire
original de l’agence Standard & Poors, suite à la dégradation de sa notation sur la banque d’affaires Lehman Brothers : « The near-term earnings
prospects remain at least somewhat brighter »
Illustration : Augure observant le vol des oiseaux