Pochette : Youri
Gralak
Texte : Julien
En écoute (sous l'article) : Precious / Just Who Is
The 5 O'Clock Hero ? / Town Called Malice
Ce disque est paru le 12 mars 1982. Six ans auparavant, les trois membres de The Jam, Paul Weller, Bruce Foxton et Rick Buckler étaient inconnus du grand public. Entre-temps, ce groupe aux
racines prolétaires de Woking, Surrey, qui a commencé par cloner un peu scolairement le pub rock et le look strict de Dr. Feelgood, a eu un début de succès. Puis il a initié un revival
vestimentaire et musical du mouvement mod, réhabilité la pop sixties dans une forme dynamitée par la rage punk, eu beaucoup de succès, est passé d'une image et d'un discours conservateurs à une
dénonciation minutieuse des injustices sociales et racistes de son pays, a épuisé toutes les nuances, y compris les plus audacieuses, de la formule guitare-basse-batterie (en particulier sur la
« trilogie » All Mod Cons / Setting Sons / Sound Affects), est devenu le groupe anglais le plus populaire chez lui depuis les Beatles. Se pose alors à lui
cette question : que reste-t-il à faire, après cela ? Le chanteur, guitariste et compositeur Paul Weller répond : un album en forme d'offrande, faussement surnuméraire par rapport
à l'œuvre déjà accomplie. Un disque pour la première fois « en technicolor », comme annoncé en prélude à la première chanson, Happy Together. The Gift, donc.
Voici son plan :
- d'un côté, élargir la palette instrumentale (ajout de trompettes, saxophones, steel drums...), dilater le format chanson, réduire un peu les doses d'énergie rock au profit d'un flux plus
élastique, moderne et funky. Exemple phare : Precious. Corollaire important : réenvisager la culture mod comme un mouvement évolutif, actualiser son tribut aux musiques noires,
renier provisoirement sa cocarde emblématique de la RAF bleu / blanc / rouge en lui opposant, sur la pochette, d'épaisses tranches rouge / jaune / vert d'inspiration jamaïcaine.
- de l'autre côté : être plus classiquement anglais que jamais, à renfort de cuivres « Penny Lane », de suites d'accords mineurs héritées de Ray Davies, faire couler de sa
Rickenbacker davantage d'arpèges clairs que de salves d'accords sauvagement tranchés, en contant avec empathie des histoires de héros ordinaires de la working-class - à l'image de
Just Who is the Five O'Clock Hero ou Carnation.
- Montrer qu'il n'y a dans cette duplicité nulle contradiction : que ces facettes, aussi sûrement que deux jambes sont nécessaires à avancer, doivent désormais fonctionner l'une avec
l'autre. Que, plus encore que se mélanger en une indigeste fusion, elles ont intérêt à se juxtaposer et se nourrir de leur radicalisation respective.
Alternativement, la musique des Jam semble d'abord n'avoir jamais été aussi abstraite, flottante, prise dans un mouvement de transe et juste après précise, encadrée, sûre de son trait.
Commentateur critique et influent de son temps, Weller rechigne pour autant à être dogmatique. Il indique le chemin à suivre plus qu'il n'exhorte - ou alors quand il le fait, c'est en sous-mixant
sa voix dans le canal gauche jusqu'à ne presque plus se faire entendre (cf. Trans Global Express, et son appel fantasmé à une grève d'ampleur mondiale). Sa musique n'invite pas au clash
: elle est de celles qui permettent à chacun de se tenir droit dans la foule sans se sentir anonyme, écrasé - et surtout de continuer à avancer.
Reste le tube. Lorsque je l'entends dans un club et que retentit la ligne de basse introductive de Bruce Foxton, j'hésite toujours un instant : est-ce You Can't Hurry Love des
Supremes, Are You Gonna Be My Girl ? de Jet, ou Town Called Malice des Jam ? Quand l'orgue et la batterie surgissent simultanément, et qu'il ne fait donc plus de doute
qu'il s'agit de cette dernière, me fait immuablement frissonner l'attente de ces vers introductifs :
"Better stop dreaming of the quiet life
'Cos it's the one we'll never know"
Cette résignation amusée quant à l'hypothèse d'une vie rangée, et donc cette obsession, toujours, du mouvement semble cristalliser la démarche de Weller. La chanson, vicieusement écartelée entre
son swing Motown et son descriptif au vitriol d'une bourgade délaissée, est numéro 1 au hit-parade britannique, le groupe, au faîte de sa gloire.
Deux singles plus tard, le 12 décembre 1982, devant une jetée de la plage de Brighton, symbolique lieu où naguère s'affrontaient mods et rockers, sous un ciel hésitant entre le mauve et l'orangé,
Paul Weller explique à la télévision pourquoi il vient de prendre la décision de mettre fin aux Jam. Il évoque « le refus de continuer pendant vingt ans sans plus rien avoir à dire, sans
plus rien avoir à faire ». Que les deux autres musiciens du groupe et tous ses fans incrédules aient perçu ce sabordage comme une trahison n'y changea rien : le dernier chapitre
discographique de cette aventure lui donnait toute latitude et légitimité pour continuer, seul, à regarder droit devant lui.