Pochette : Youri
Gralak
Texte : Marion & Sylvain
En écoute : There Is Nothing More To Say
Avant tout, ce disque est un songe.
La nostalgie s'y présente comme un fantasme, non tourné vers le passé, et irradiant à l'identique aujourd'hui. L'album baigne dans le présent de 1968 comme les films d'Eric Rohmer dans
une lumière plus d'époque que leur époque - comme on dit « plus royaliste que le roi ». On ne sait si c'est le fait du chef-opérateur, ou la structure de la lumière qui aurait changé
depuis. La question se pose au présent, elle s'actualise toute seule.
Être soi au-delà de soi : ce disque de Sunshine Pop va plus loin dans cette impasse (et dans le pari qu'elle révélera un passage encore inexploré), que d'autres tentatives de la
période. Odessey & Oracle (1968), des Zombies, propose une collection de chansons, alors que Begin expose plutôt le projet des chansons - leur rêve. L'auditeur
revit l'expérience originelle de l'auteur, lorsque l'idée de la chanson lui est venue : une mélodie qui se détache... des arrangements qui se présentent, ébauchés, encore légers, successifs,
se chevauchant...
Ce léger chevauchement constitue la grande figure musicale de Begin, par quoi arrivent tous les vertiges, les plaisirs. La question de la maîtrise technique ne se pose même pas,
puisqu'on est dans le rêve originel de perfection, celui d'avant la trahison du « premier jet ». Maintenir les chansons dans cet éther (d'où surgissent comme d'une fontaine les
mélodies), semble d'autant plus remarquable, en 1968, qu'il faut à l'époque bien peu de choses en termes d'exécution musicale pour faire illusion et se concrétiser.
Rester dans le rêve : le maître d'œuvre d'un tel projet, Curt Boettcher, a convoqué un groupe de songwriters, dont il fait simplement partie. Tous confrontent leurs expériences,
semblables, de ce moment premier de désir de chanson. Et si l'on a pu dire que Boettcher avait ensuite refusé de donner des concerts par incapacité à reproduire l'album, nous croyons plutôt à un
refus de concrétiser, donc de trahir, son utopie de vinyle. Begin ouvre l'ère où l'on pourra juger la pop au déplacement de concepts qu'elle opère, plutôt qu'à des critères
« musicaux ». Surtout, c'est maintenues à l'état de projet, que les chansons de Begin peuvent se révéler enceintes d'un projet de vie et de société.
Hélas, ce disque généreux et plus que de son époque, n'a pas touché son époque. Il ne s'est pas vendu. Nous pensons que ce qui l'a tué commercialement, c'est son éthique : définir
un paradis où chacun conserverait la liberté de n'en être pas dupe. Non vendue, l'œuvre accède au statut instantané de paradis perdu ; mais dans son contenu même, et en faisant la part de
notre écoute différée de quarante ans, nous apparaît ce dessein incroyable : constituer un idéal sans écho. Boettcher a signé 1968, et l'antidote à 1968. Il a montré l'amour comme pensée,
comme songe ; il a refusé de vendre l'amour.
Dans les années 80-90, Edward Ball avec les Times a travaillé sur un thème semblable, produisant un faux live (The Times at the Astrodome Lunaville) qui associait la clameur énorme d'un
public enregistré, à des chansons faites pour les foules mais ne les ayant jamais rencontrées. Le geste de se donner à la foule n'est pas moindre, si la foule est absente. Ed Ball, seul, face à
la pop, et les membres de The Millennium, seuls face à la pop, vivent la même histoire maudite.
A l'image de la pochette (un vitrail... en noir et blanc), ce projet de « grande pop » ne s'autorise pas la puissance d'affirmation des trompettes et guitares de Love sur Forever
Changes, ou le feuilleté harmonique des Beach Boys. Les éléments musicaux demeurent minuscules, simples embrayeurs au sacro-saint Mouvement défini par les mélodies vocales.
Où va ce Mouvement ?
Vers le présent, vers le ciel, vers la lumière, mais aussi vers le sol et vers les autres, les objets, les arbres. Regardez la pochette, le sens du vol des oiseaux : ils vont vers le sol,
tout est dit. La pointe de douleur nostalgique ne procède pas d'une mélancolie pour un passé, mais de la force même de l'engagement dans l'existence. La résistance contre la Loi provoque une
tension qui sublime, fait rêver, et souffrir en même temps. C'est la nostalgie des temps futurs dont parleraient les Buzzcocks. Il y a dans ce disque hippie une dimension pré-punk.
C'est aussi pourquoi il tient la même ligne de bout en bout. Il n'y a pas dialectique, mais immanence pure, horizontalité, données d'emblée. Chaque chanson vise un climax, mais la reconduction
d'une chanson à l'autre de cette aspiration, aboutit plutôt à une élévation générale. La figure n'est plus la montagne avec son sommet, mais une succession de hauts plateaux.
Cela : réaffirmer sans cesse la même chose sans rien marteler, personne d'autre peut-être, dans l'histoire de la pop, ne l'a réussi. Les chansons ont un effet centrifuge, irradient le monde.
Chacun peut en être atteint, sans culture préalable, puisque le rêve des chansons traverse tout, les arbres comme les hommes. C'est un bombardement centrifuge de particules positives, dénuées de
toute passion triste. Rien ne procède d'une réaction, tout est affirmation pure. Le disque peut nous rencontrer à n'importe lequel de nos états d'esprit. A l'inverse d'un retour sur soi, il
invite à réinvestir le monde extérieur.
Begin est un commencement.
Nous recommandons le petit coffret Magic
Time, contenant plusieurs projets de Curt Boettcher sur la période 1965-1968, dont l'inédit The Ballroom, l'album complet Begin, ainsi que les versions des
différents singles édités alors par Columbia. Chaque chanson de Begin est assortie d'un commentaire de son auteur, dans un livret très informatif. Saluons le travail éditorial
réalisé en 2001 par le label Sundazed. Difficile à trouver sur les sites de vente en ligne, il nécessite de rechercher "Magic Time" et non "The Millennium". Disponible par exemple ici.