Nous prenons de hautes jeeps indiennes Mahindra assemblées au Pakistan, « dont les moteurs viennent d’Afghanistan parce qu’ils coûtent 40% moins cher », selon Karim que j’interroge. Notre nouveau chauffeur est Ali, un mécanicien très maigre, filiforme, qui conduit bien. Le col de Lowari nous attend du haut de ses 3132 m, ce qui me permet d’étalonner mon altimètre pour la première fois depuis Paris. Il est en train d’être remplacé par un long tunnel. La végétation se fait plus rare, des sapins poussent sur le schiste, l’eau roule des montagnes d’un son joyeux. Nous ne sommes plus dans le même paysage. Il fait de plus en plus frais, ce qui n’empêche pas les gamins du cru d’être aussi dépoitraillés qu’en bas. Des arbres coupés sont alignés le long de la route, ce sont des réserves préparées pour l’hiver prochain. Il sera rude car aucun véhicule ne peut passer durant plusieurs mois de l’année. Au col, les nuages se dégradent sur l’horizon des montagnes. Il a plu ce matin, ce qui éteint fort heureusement la poussière sous les roues des véhicules empruntant la piste. La nuit tombe. Les jeeps qui croisent les camions ont des signes convenus pour le passage : la mise des phares en veilleuse signifie je m’arrête, le clignotant à droite signifie je passe vers la droite, l’appel de phare veut dire j’y vais, range-toi.
Nous arrivons à Fort Naghar vers 21h. Il est situé au-delà d’un petit pont de bois suspendu à des câbles d’acier au-dessus d’une rivière bouillonnante. Le site est fort joli, dommage que nous nous contentions de le deviner dans la nuit. Nous campons dans un jardin arrosé et fleuri ombré d’arbres. La pelouse est assez robuste pour accueillir nos tentes. Nous sommes redescendus à 1336 mètres et il fait chaud.
Le réveil se fait de lui-même, au soleil levé, vers sept heures. Le jardin sent bon la terre humide. Nous prenons le petit-déjeuner sur une terrasse aux arbres fleuris qui domine la rivière. Le thé vert arrose les chaparras, sortes de chapatis frits. Une famille anglaise loge ici pour les vacances, ce sont quasiment les premiers touristes que nous voyons de près en ce pays. Les résidents sont une vaste famille à la pakistanaise ; nous voyons déambuler plusieurs grands adolescents, toute une dynastie avec un ou deux ans d’écart. Ils ont le teint assez pâle et le cheveu noir. Nous démontons les tentes, chargeons les jeeps, passons le pont pour reprendre la route vers Chitral.
Dans la traversée des villages, ni filles ni chiens. Que des hommes adultes et des garçons, toujours curieux, qui nous regardent comme si nous étions une expédition. Heureusement qu’il y a autant d’enfants au Pakistan, car une société composée de la même façon que nos sociétés occidentales serait triste avec uniquement ses hommes adultes visibles dans les rues et les lieux publics. En raison des élections, et bien qu’ils ne puissent voter avant 21 ans, les gamins se sont ornés de macarons des partis. Comme le taux d’alphabétisation est faible, chaque candidat a pris un symbole imagé : la hache, une canne, un ballon de foot…
La vallée que nous longeons est creusée dans le schiste par la rivière de Chitral qui roule son eau grise, gorgée de sédiments. Les champs les plus grands sont cultivés près de son lit mais des jardins en terrasse sont parfois installés fort haut, dans des endroits minuscules. Un vieux en kamiz bleu ciel et calotte blanche brodée de pieux musulman pioche un jardinet d’à peine trois mètres carrés tout près de la piste. Les petites classes qui se rendent à l’école piaillent des saluts à notre passage. Les plus grands ajoutent de grands sourires en agitant la main. Les montagnes s’élèvent vite au-dessus de la vallée, fermant l’horizon de leur masse imposante, brune et brillante. Tôle ondulée, antennes paraboliques, les villages ne sont pas miséreux, même si le concept de « pauvreté » reste éminemment relatif et difficile à utiliser en-dehors de sa propre société.
Arrivé à Chitral, nous devons remplir - en double exemplaire – un papier fort indiscret destiné à la police tout en buvant un Pepsi local. Le formulaire ne serait pas agréé par la commission Informatique et Libertés, mais ici on s’en tape. Nous avons le droit de nous balader où nous voulons à condition d’être à midi précise au restaurant El Farouk. Nous visitons le fort de la famille royale de Chitral qui date du 18ème siècle. La construction est faite de blocs de schiste, galets de rivière et troncs d’arbres pour être antisismique. Le caravansérail s’ouvre sur une cour très ombragée, déserte aujourd’hui. Des galeries de style mauresque s’y ouvrent, en briques. Les oiseaux y chantent au calme, maintenant que les caravaniers ont disparu. Nous visitons dans la foulée la mosquée blanche centenaire, la Shahi Masjid, emplie d’ornements céramiques colorés. Dans la rue principale se tient le bazar. Il n’a pas grand intérêt, il est peu vivant, peut-être parce qu’il est déjà midi. Les vendeurs, parfois de simples gamins, sont affalés derrières leurs étals, attendant la pratique. Mais le village connaît le tourisme et nous ne suscitons pas la même curiosité qu’ailleurs. J’ai réussi à capturer pour la première fois l’image rarissime d’une petite fille en robe vert fluo, belle et vive comme un garçon (ce pourquoi, peut-être, on la laissait aller seule par les rues et sans voile).
Brosses à dents pakistanaises :
La vitrine du marchand de tapis, qui fait le rez-de-chaussée, regorge de billets. C’est de la monnaie afghane – invendable. Nous échouons ensuite dans un rade local dans le haut de la rue. Un nid digne du Routard, typique et baba à souhait. Les clients s’installent en tailleur sur une estrade, face à face, tandis qu’une bande de toile cirée est installée au milieu. Elle sert de nappe, sinon de plat. Evidemment, dans l’ignorance des coutumes locales, certains mettent les pieds dans le plat. Scandale ! Se succèdent alors des courgettes à l’huile et au piment, du riz à l’huile et au piment, où surnagent quelques os de mouton pour donner du goût, puis du « mouton kardi » - cuit à l’huile et au piment ! Ce plat est tendre et relevé, malheureusement coupé avec des morceaux de graisse gluante – délice paysan traditionnel qui ragoûte peu les citadins que nous sommes devenus. On est prié de manger avec ses doigts, éventuellement avec des morceaux de chapatis, molles comme des feuilles plastiques. Quant nous demandons si nous pouvons avoir des cuillers, les restaurateur peine à en trouver cinq ou six.