1615, le siège d'Osaka

Par Julien Peltier


Dans la plaine de Sekigahara*, le 21 octobre 1600, Tokugawa Ieyasu** remporte une victoire décisive sur ceux, nombreux, qui entendaient lui barrer le chemin vers le pouvoir suprême. Trois ans plus tard, il reçoit des mains de l’empereur le titre tant convoité de Shogun. Mais il faudra au patient fondateur de l’ultime dynastie shogunale attendre encore près d’une décennie pour que soit porté le coup de grâce à ses adversaires déterminés, loyaux à la mémoire de Toyotomi Hideyoshi. En cet hiver 1614, les armées des Daimyô ainsi que des milliers de rônin convergent vers Osaka, la formidable citadelle édifiée par le défunt Taïko, aux mains de son fils et héritier Hideyori, afin d’y livrer la dernière, et l’une des plus grandes, bataille de samouraïs.

C’est à l’issue d’une sanglante et interminable campagne contre la secte bouddhiste des « Ikko-ikki », parachevée par Hideyoshi à la suite de son défunt maître Oda Nobunaga, que le premier érigea, au cours des années 1580, la puissante forteresse d’Osaka sur les ruines de ce qui avait été le monastère fortifié appelé Ishiyama Honganji. Le vaste château, ceint de remparts titanesques et dominé par un donjon haut de six étages, devait devenir, outre le centre politique du Japon, la plus étendue des places fortes de l’Empire, une citadelle réputée imprenable.

Les remparts et le donjon d’Osaka. © www.jsnw.org.uk / D.R.


Nul n’ignorait cette terrible réputation, et s’il était un homme entre tous pour en tenir compte dans ses ambitieux desseins, c’était bien Tokugawa Ieyasu. Tandis qu’il s’employait à ménager ses alliés tout en s’efforçant de ne pas offrir à ses détracteurs l’occasion de le présenter sous les traits d’un usurpateur, le vieux guerrier méditait un projet d’une rare hauteur de vue, dans le seul but d’en finir une fois pour toutes avec la maison Toyotomi, de sorte à asseoir définitivement la domination du clan Tokugawa sur le Japon. Certes, après Sekigahara, rares étaient ceux qui osaient encore tenir tête au vainqueur, lequel avait pris soin de transmettre presque immédiatement le mandat shogunal à son fils Hidetada, et dispersé ses adversaires aux quatre coins du pays. Pourtant, la défaite avait immanquablement fait son lot de revanchards qui attendaient l’heure d’en découdre à nouveau. Et tant qu’un héritier, en la personne du jeune Hideyori, survivait pour perpétuer la mémoire et les prétentions du Taïko, Ieyasu ne pouvait être en paix. Faisant sienne avant l’heure la formule qui fit entrer Clausewitz*** dans l’histoire, et selon laquelle « la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens », Ieyasu fit montre, une nouvelle fois, de son inépuisable patience, dressant ses filets autour d’Osaka durant de longues années, en attendant que l’opportunité de frapper se présente enfin…


La campagne d’hiver, une partie de Go démesurée


Le prétexte que le seigneur des Tokugawa va saisir figure sur… une cloche ! En effet, afin d’assécher le fabuleux trésor des Toyotomi, Ieyasu avait exigé d’Hideyori que ce dernier poursuive l’œuvre entamée par son père, celle d’ériger une immense statue du Bouddha. C’était par ailleurs l’excuse avancée par Hideyoshi, lors de sa célèbre « chasse aux sabres », que le métal ainsi accumulé servirait à fondre la gigantesque effigie. En mai 1614, une énorme cloche est coulée, en prévision de la prochaine inauguration du temple. Las, sur les inscriptions gravées contre la lourde cloche de bronze, de mauvais esprits vont lire dans les Kanji une provocation à l’encontre du Shogun. Mis à part la lecture possible des termes chinois « Ka » et « Ko », donnant en japonais « Ie » et « Yasu », vus comme une malédiction, une autre formule attire l’attention du parti d’Edo : « L’Est accueillera la lune brillante, et l’Ouest présentera ses vœux au soleil levant ». Ainsi donc les partisans du jeune seigneur d’Osaka voient en lui le symbole de la nation, et l’avenir du pays ! C’en est trop pour Ieyasu, qui demande opportunément réparation. Naturellement, l’agitation diplomatique ne va servir qu’à envenimer les choses. Le torchon brûle désormais, la guerre est sur le point de commencer. Le 10 octobre, les Tokugawa reçoivent les serments d’allégeance de cinquante Daimyô, et tout au long du mois de novembre, les seigneurs lèvent leurs troupes pour marcher sur Osaka. Dès le 6 décembre, des contingents shogunaux prennent position aux abords de la grande cité, tandis qu’affluent les jours suivants près de 200 000 combattants. De l’autre côté des murailles, les défenseurs ne sont pas demeurés inactifs. Menés par Sanada Yukimura****, Goto Mototsugu et Kimura Shigenari, ils ont enrôlé des milliers de rônins, des samouraïs sans maître, rassemblant une armée d’au moins 100 000 hommes qui dressent un second rideau de fortifications dans les faubourgs d’Osaka.



Détail des idéogrammes figurant sur la cloche à l’origine de l’incident diplomatique. Dans l’encadré, Hideyori. © wikimedia CC


Les assauts se succèdent du 19 au 29 décembre. Au terme de cette première phase, les troupes d’Hideyori sont refoulées de leurs avant-postes sur les îles entourant la cité. L’attaque des défenses de la ville proprement dite débute le 3 janvier 1615, jour marqué par la victoire de l’habile Sanada Yukimura, qui repousse les « diables rouges »***** du clan Ii aux ordres de Naotaka. À compter de mi-janvier, Ieyasu, comprenant qu’il ne peut tabler sur la seule vaillance de ses guerriers pour s’emparer de la formidable citadelle, et craignant l’enlisement dans un pénible siège prolongé, change de tactique et ordonne un bombardement massif de la ville. Il convient de souligner que dans sa prescience, le premier Shogun Tokugawa avait été bien avisé de rafler méthodiquement presque tous les canons disponibles dans le pays, allant même jusqu’à passer commande à ses partenaires commerciaux européens. Aussi, pour la première fois dans l’histoire du Japon, c’est un véritable feu d’enfer que les couleuvrines achetées aux marchands anglais et hollandais déversent sur Osaka. Si cette artillerie rudimentaire se révèle impuissante à causer des dégâts majeurs aux solides fortifications, son effet psychologique est dévastateur : le vacarme effraye tant l’influente Yodogimi – concubine veuve d’Hideyoshi et mère d’Hideyori immortalisée par Inoué Yasushi dans son « Château de Yodo »****** - que celle-ci néglige les avis des capitaines d’Osaka et presse son fils de se rendre à la table des négociations. Ces dernières sont rondement menées, et aboutissent à un cessez-le-feu conclu dès le 21 janvier. Au grand dam des défenseurs de la forteresse, les troupes des Tokugawa, bien loin de se replier, se hâtent de combler les fossés et d’araser les remparts, au mépris complet des termes de l’agrément. Mais il est trop tard ; en dépit des protestations véhémentes, auxquelles Ieyasu oppose une fin de non-recevoir, assurant malicieusement que désormais, plus aucune guerre ne déchirera un Empire réunifié sous sa férule ; lorsque la prodigieuse armée shogunale prend le chemin du retour, les défenses d’Osaka sont considérablement amoindries. Le plan du maître des Tokugawa s’est déroulé à merveille, et tout est prêt pour le second acte.


La campagne d’été, un baroud d’honneur


Pour les deux principaux protagonistes, il est alors dramatiquement évident que les choses ne peuvent en rester là. L’enjeu n’est rien moins que l’avènement d’une nouvelle dynastie, et le parti d’Osaka ne peut se résigner à rester l’arme au pied tandis que les Tokugawa resserrent leur étreinte sur le pays. Hideyori est déterminé à faire valoir ses prétentions, dut-il y laisser la vie. Contrairement à ce que la malveillante propagande d’Edo s’échina à colporter, faisant longtemps passer l’héritier du glorieux Taïko pour un jeune homme gracieux mais efféminé, tout porte à croire que tel n’était pas le cas. S’il n’était pas doué du génie de son père, il se refusa toujours à rentrer dans le rang, et résolut de rallier à lui les ultimes adversaires des Tokugawa, pour frapper un coup qui devait être le dernier. Cette fois, il n’est plus temps de relever patiemment les fortifications d’Osaka. La cité ne peut plus servir de base arrière invulnérable, aussi la stratégie qui avait été écartée préalablement à la campagne d’hiver au profit du siège, est-elle cette fois adoptée. Celle-ci, préconisée par Sanada Yukimura quelques mois plus tôt, consiste à marcher sur Kyoto, guère éloignée, pour faire main basse sur la capitale impériale et prendre le contrôle des voies de communication conduisant à l’Ouest. Investir Kyoto permet du même coup de s’assurer les bonnes grâces de l’Empereur, qui consentira peut-être à déclarer Ieyasu « rebelle au trône », bouleversant ainsi l’écheveau des alliances. Les effectifs à disposition des généraux d’Osaka ont toutefois fondu, et ce plan audacieux d’une guerre de mouvements favorable aux bons tacticiens est revu à la baisse, de sorte qu’il porte maintenant sur une attaque des armées Tokugawa lorsque celles-ci ne seront pas encore en ordre de bataille, et concentrées sur les routes.



Hideyori, coiffé du célèbre kabuto aux rayons de soleil de son père, harangue ses troupes aux côtés de Sanada Yukimura. Illustration de Wayne Reynolds. © Osprey publishing


Le 3 mai 1615, tous les Daimyô reçoivent l’ordre de rassembler leurs contingents à Fushimi. Les rumeurs selon lesquelles Hideyori, que Ieyasu avait pourtant consenti à épargner, lève des troupes, ont fourni au second l’occasion de porter le coup de grâce à ses ennemis. Le 22 mai, l’armée, scindée en deux grands corps placés sous le commandement de Date Masamune******* et Hidetada, entame sa marche sur Osaka en progressant le long des routes du Nord et de Nara. La nombreuse colonne des Tokugawa, qui vient de célébrer le mariage de Yoshinao, l’un des fils de Ieyasu, à Nagoya, a des allures de cortège nuptial, certes paré au combat… Ono Harufusa est le premier capitaine à prendre l’initiative, pour le compte du parti d’Osaka. Assisté de Goto Mototsugu, il attaque le château de Koriyama qui tient bon, avant d’incendier le grand port de Sakai, au Sud. Ce qui est désigné par Stephen Turnbull, le grand historien militaire spécialiste des questions asiatiques, sous le nom de « campagne d’été » fut en réalité une série d’engagements consécutifs ou simultanés, de plus ou moins grande envergure stratégique, mais dont le trait commun est la défaite des partisans d’Hideyori. Mototsugu devait ainsi se donner la mort selon le rituel du seppuku après avoir été vaincu et blessé à la bataille de Domyoji, livrée le 3 juin entre les majestueux « kofun », les collines funéraires abritant les dépouilles des premiers souverains du Japon. Chosokabe Morichika, vétéran de Sekigahara, périt le même jour lors de la bataille de Yao, de même que le brave Kimura Shigenari, dont la sépulture se trouve sur le champ de bataille, à celle de Wakae. La route d’Osaka est désormais ouverte.


Tennoji, la dernière bataille de samouraïs


Au lendemain de ces sanglants affrontements, l’armée des Tokugawa parvient donc devant Osaka. La vue qui l’attend est à couper le souffle : en cette belle journée de juin, le soleil brille, faisant étinceler les casques et les armures revêtant les quelque 60 000 hommes qui se sont rassemblés à quelques jets de pierre des remparts, pour défier une fois encore l’autorité des Tokugawa. Ces derniers alignent en face près du triple d’effectifs. Mais Sanada Yukimura, le meilleur des généraux et le seul d’entre tous épargné par le sort, a dorénavant les coudées franches pour montrer l’étendue de son talent. Et il a un excellent plan, qui faillit bien réussir et changer le cours de l’histoire du Japon : décapiter l’armée ennemie en parvenant à tuer Ieyasu en personne, tout en refermant une manœuvre en tenailles. Le point d’orgue de ce pari à quitte ou double doit être une sortie du château par Hideyori lui-même, accompagné par la grande bannière aux gourdes dorées de son défunt père, auprès duquel bien des seigneurs présents en ce jour mémorable ont combattu. La bataille commence à midi par l’assaut des Tokugawa contre l’aile gauche adverse, submergée au terme d’âpres combats qui se poursuivent jusqu’au milieu de l’après-midi. Sur l’aile droite, un tout autre scénario prend place : étant parvenu à tourner les troupes ennemies, un contingent de l’armée d’Osaka tombe sur ses flancs alors qu’une unité shogunale manoeuvre dans un dessein identique. Un vent de panique parcourt soudain les rangs. Au milieu de la pagaille, les souvenirs de Sekigahara rejaillissent aux cris de « trahison !». Mais le redoutable Masamune, dit « le dragon borgne », veille. Il remet bon ordre parmi les forces des Tokugawa puis repousse l’attaque. Tandis que les lignes sont enfoncées de toutes parts, Sanada Yukimura, le dernier défenseur d’Osaka, périt, pendant que d’autres contingents du parti d’Edo s’emparent des îles ceignant la ville, avant de donner l’assaut à la citadelle elle-même. Bientôt, pour une raison mystérieuse, les combattants voient des flammes s’élever du donjon. L’issue approche.

Carte en trois dimensions de la bataille de Tennoji. © Osprey publishing


Rônins en fuite et guerriers enivrés par la victoire à portée de main se répandent par les rues de la cité autrefois prospère, la livrant au pillage et aux viols. Alors que la bataille – et l’après-midi – touchent à leur fin, Yodogimi s’enfonce une lame dans la gorge, dans la plus pure tradition des épouses de guerriers. Son fils Hideyori, héros tragique, trouve la mort dans l’incendie du château. Il était âgé de 22 ans. Sen-hime, la petite-fille de Ieyasu que ce dernier avait mariée au seigneur d’Osaka du temps où les choses avaient encore quelque chance de s’améliorer entre les deux partis rivaux, est raccompagnée auprès de son père Hidetada. Veuve pour la seconde fois en dépit de son tout jeune âge, elle retournera vivre à Edo en compagnie de son petit frère Iemitsu, appelé à devenir le troisième Shogun de la dynastie Tokugawa, qui inaugure alors plus de deux siècles et demi d’un règne sans partage, jusqu’au soulèvement de la restauration Meiji en 1868. La chute d’Osaka, dont le lointain et ultime écho résonnera vingt-trois ans plus tard lors de la rébellion chrétienne de Shimabara - mouvement essentiellement populaire - marque le terme définitif de la période des conflits domestiques ininterrompus qui ensanglantaient le pays depuis des décennies. C’est en ce sens que la campagne est considérée par de nombreux historiens comme la dernière véritable guerre opposant des samouraïs. Parmi les nombreux mythes entourant cette bataille légendaire, une rumeur persistante prétend que l’implacable Ieyasu fut bel et bien tué sur le champ de bataille, et qu’un « Kagemusha », l’une de ces étonnantes doublures dont Kurosawa Akira devait tirer un chef d’oeuvre cinématographique, remporta la victoire finale. Si d’aventure la fortune vous permet un beau jour de franchir le seuil du temple Nanshoji à Sakai, vous y découvrirez une tombe mystérieuse, que la légende attribue au grand Tokugawa Ieyasu, l’un des plus éminents personnages de toute l’histoire du Japon.


Ujisato

Photographie prise au musée de l’histoire qu’abrite aujourd’hui le donjon d’Osaka, représentant une vue du siège en miniature. © D.R.


* Lire l’article consacré à cette bataille
** Lire la brève biographie du premier Shogun de la famille Tokugawa
*** Carl Von Clausewitz, brillant stratège prussien, a bâti son œuvre immense sur la théorisation des campagnes de Bonaparte. Il est considéré comme l’un des plus éminents stratégistes jamais produits par l’Occident.
**** Les féroces samouraïs du clan Ii étaient surnommés ainsi du fait qu’ils revêtaient au combat des armures entièrement laquées de rouge écarlate. Leur apparition sur le champ de bataille, mais également sur les panneaux illustrés qui nous sont parvenus, était ainsi toujours saisissante.
***** « Le Château de Yodo », un roman sublime d’Inoué Yasushi, conte le destin hors pair de Yodogimi, la farouche concubine de Toyotomi Hideyoshi.
****** Lire la biographie de Date Masamune