Le luxe ne serait-il pas de se trouver assis sur une terrasse, dans la sérénité d'un soir et, seul ou à deux, d'écouter le silence ? Un silence chatouillé par le murmure d'une fontaine, la roucoulade d'un pigeon, le frémissement d'une jeune frondaison taquinée par la brise... Hélas, le silence se meurt, car devenu insupportable. Partout il est pourchassé. Nul endroit, bientôt, où le trouver. Le bruit a pris le pouvoir. Pire: il est devenu indispensable. Une nouvelle drogue. Et, comme toute drogue, il a ses dealers, ses accros et ses victimes. le philosophe Alain Finkelkraut constate que "c'est la seule calamité écologique dont personne ne parle".
Au début était la dérision. Au XIXème siècle, Théophile Gautier pestait: "Je n'ai pas pu fermer l'œil, le rossignol a gueulé toute la nuit." Il y a trente ans, Robert Dhéry fulminait: "Vos gueules, les mouettes!" Puis le progrès a remplacé les volatiles intempestifs.
Agressée par l'inéluctable épidémie sonore, la victime ne peut plus que gémir: "Ton portable va-t-il cesser de massacrer "La Marche turque""? Les ascenseurs et les grands magasins dégoulinent de musique d'ambiance. les salles de bistrot sont branchées sur la radio locale et ses rappeurs agrestes au point qu'il en devient impossible, en prenant l'apéro, de critiquer les autorités. A la télévision, bientôt plus de commentaires qui ne soient écrasés par un fond sonore. On se demande comment auraient réagi Georges Brassens ou Jacques Brel si, dès la première mesure d'une chanson, le public s'était mis à taper des mains, à peu près dans le rythme, pour couvrir paroles et mélodie, comme c'est devenu obligatoire à la télévision. Demain, au concert symphonique, battra-t-on la mesure des pieds pour "Le Boléro" de Ravel?
On croise sur les quais de gare des indigènes au regard vide, le téléphone greffé à l'oreille. Dans les trains, on se croit soudain égaré devant un improbable Mur des lamentations. Ce ne sont qu'incessants balancements du chef. Les fidèles se sont vissés dans les tympans des écouteurs desquels pendouillent deux fils se rejoignant sur le ventre. On dirait des insectes aux antennes déglinguées. Fuir dans la campagne n'est qu'illusion. Dans les fermes débordant de géraniums, les meuglements des bovins - follement helvétiques - sont couverts par "la Chevauchée des Walkyries" qui stimule la production laitière. Plus haut, on devrait trouver le silence éternel des espaces infinis, à peine troublés par les cris des choucas. Sur la terrasse de la cabane du Club alpin, trois énergumènes incrustés d'edelweiss enchaînent les bödele.
Le bruit, partout. Pour s'isoler ou rompre la solitude? La population n'a jamais été si nombreuse, les moyens de communication n'ont jamais été si développés et l'homme n'a jamais été si seul... Il est aussi isolé par le bruit que par le silence. Et l'on se permet d'émettre un léger doute devant l'affirmation de Mary Wilson Little: "Le silence est la seule chose en or que les femmes détestent."
Quoique...
- Jacques Hirt (Auteur de romans policiers, La Neuveville) -
Tiré de L'Express du 17.01.09, rubrique "L'invité"