Les moments de crises précipitent les changements à l’œuvre. Ce qui était en germe mûrit brusquement à la chaleur de l’histoire. La crise est en grec une décision, le brusque changement du cours d’une maladie. En ce sens, 2008 a bel et bien été une année de crise, préparée par les craquements financiers de 2007 et suivie par la dépression 2009, au moins en ses débuts. Mais l’économie n’est que l’outil immédiat d’une transition plus vaste. Le mouvement de fond est démographique, marqué à la fois par l’émergence du tiers exclu de la planète (Chine, Inde, Brésil, Nigeria…) et par le passage de relais en Occident de la génération baby boom. Les enfants nés en 1946 ont désormais plus de 60 ans et sont remplacés peu à peu aux commandes politiques, économiques et sociales par la génération d’après.
Laissons de côté les émergents, la réflexion s’y est déjà intéressée. Regardons plutôt ce dont personne ne prend vraiment conscience : la transition de génération. Ce n’est pas un hasard si les excès qui précèdent 2008 sont ceux des baby-boomers. Nés après-guerre, ils ont eu autour de 20 ans en 1968, année hormonale où la Génération montante a fait « craquer ses gaines » selon l’appel de Gide dans ’Les nourritures terrestres’. Tout devenait possible, il était interdit d’interdire, le ‘look’ remplaçait l’effort et le travail, valeurs trop ‘moralistes’ pour ces tenants de ‘L’immoraliste’. Ils visaient le spontané, l’affectif et l’acte gratuit (en attendant la consommation gratuite de ces dernières années pirates).
Attention, 1968 a eu du bon ! Notamment ramener au présent une France restée mentalement trop rurale et trop hiérarchique (catholique, bonapartiste, militaire). Exit le storytelling d’une Grandeur Nationale venue des profondeurs de l’Histoire, que de Gaulle avait admirablement chantée au point d’y faire croire. L’entrée dans le siècle a eu lieu avec le pragmatique Pompidou, le libéral Giscard, le socialiste IVème République Mitterrand (avant de s’endormir ensuite dans la réaction corporatiste). Mais cela vaut pour la France, pays moyen, longtemps en retard pour cause de dépression nationale post-Napoléon. Dès cette époque et jusqu’en 1946, les Français font moins d’enfants et se laissent vaincre par plus dynamiques ou plus avancés qu’eux. Or 1968 n’a pas été que français. Ses manifestations mondiales en Californie, à Paris sur le modèle Mao, à Prague, sont une transition de génération avant tout. Cette génération qui a façonné le monde jusqu’en 2008.
Âge de l’excès, du militantisme au dégoût des idéologies ; de l’impérialisme économique, culturel et moral au repli sur soi dès 1999 (l’enfermement du « bug 2000 », Haider en Autriche, les attentats du 11-Septembre, le 21 avril 2002, la mystique écolo-catastrophe, la réaction en Russie…) ; du fric, du strass et du toc des histrions people abonnés à Cannes et au prime time. Cette génération-là a tout essayé, le jean sans slip, l’amour par terre, les chèvres, la vie communautaire, l’ectasy, la start up, le désir sans contrainte, le tout tout de suite, le piratage à tous étages (du boutonneux qui « échange » des films au banquier qui fait les poches des trop confiants, en passant par les copains et les coquins politicards ou entrepreneurs), la plage sous les pavés, jusqu’au bling bling du retard français (la frime au moment où le monde entier devient austère…). C’était beau, émouvant, adolescentrique, avant d’agacer. Ceux nés un peu après, comme l’auteur de ces lignes, sont restés au bord, fascinés mais peu concernés au fond. Nous n’étions plus sages que parce qu’il n’y avait plus guère de gaines à faire craquer et, quand vous êtes livrés tout nu au monde qui vous regarde, vous vous sentez vulnérables. Vous avez donc tendance à être plus avisés, pragmatiques et prudents – sans grand effort de vertu. C’est ce qui est arrivé : la génération sale gosse a craqué, les valeurs d’avenir sont celles de la suivante : la nôtre. Elle est mal représentée politiquement en France (du triste Bayrou à la folle Ségolène, en passant par les fouettards Aubry et Sarkozy…) – mais cela n’empêche pas qu’elle existe.
L’excès de contentement de soi a fait s’écrouler les tours jumelles par haine de l’autisme yankee, faisant se réfugier la nation la plus puissante dans la xénophobie et le néo-conservatisme fondé sur la force égoïste. L’avidité hédoniste et la transgression libertaire n’ont gardé aucunes limites aux excès financiers : Enron, valeurs de technologie, subprimes, revanche Kerviel et pyramide Madoff – il s’agissait depuis 10 ans de prélever sa TVA perso (Très Vite de l’Argent), et que crèvent tous les nuls. L’excès du sexe a confondu l’amour et la baise, laissant sur le carreau des non-désirés déstructurés ou des larguées qui font n’importe quoi. D’où l’irresponsabilité foncière de la génération des enfants gâtés (je caricature pour bien souligner) : prendre au présent, vivre à crédit, grimper sur les autres, môa, môa ! môa !! Quand la conjoncture se retourne et que la marée descend, on voit ceux qui nagent sans slip : 24 janvier Kerviel, 20 juin Bear Stearns, 15 septembre Lehman, 11 décembre Madoff… Peut-être n’est-ce pas fini :
- Fin des libertariens en politique internationale : la politique des seuls intérêts moi-je aidés du gros bâton a montré ses limites en Irak, en Israël, en Afghanistan, en Georgie, en Corée nord.
- Fin du pseudo-libéralisme, dit « ultra », dévoyé en économie : le laisser-faire n’est pas ‘libéral’, aucune liberté ne peut exister sans règles et le capitalisme (outil d’efficacité économique) a besoin d’Etats puissants qui organisent et régulent (Adam Smith et Alexis de Tocqueville l’avaient montré avant Fernand Braudel).
- Fin du libertaire en société : on ne fait pas tout ce qu’on veut dans la vie, par exemple baiser des mineurs comme certains intellos français s’en sont vantés, ou massacrer ses condisciples au collège comme aux Amériques, acte gratuit s’il en est. André Gide le décrit en 1914 déjà dans ‘Les caves du Vatican’, où le héros jette sans raison un voyageur inconnu d’un train. La tolérance post-68 a trouvé là ses premières limites et d’autres ressurgissent, comme l’intolérance croissante à l’endettement national pour cause de redistribution démagogique, les générations futures n’ont plus envie de payer alors qu’elles vivent moins bien que leurs parents.