Je ne connais personne qui ait raison aussi souvent que moi: sur Scènes de la Vie d'un Faune d'Arno Schmidt

Publié le 20 janvier 2009 par Fric Frac Club

« Blah-blah-blah & blah-blah! »: c'est ce qu'Arno Schmidt (1914-1979), sans le sous dans sa lande, semblait ronchonner avant que quelqu'un ne s'approche d'un peu plus près, histoire de voir si il n'y avait rien de bon à se mettre sous la quenotte &, en cherchant bien, on tombe sur ça: un machin-chose quasi parcellaire en trois parties, lui-même englobé dans un ensemble de trois livres (Scènes de la Vie d'un Faune ici présent, Brand's Haide & Miroirs Noirs), la Sainte-Trinité de Lunebourg ou plutôt & pour faire dans la précision bibliographique: le triptyque des Enfants de Nobodaddy. Argh! que j'aimerais être Arno Schmidt là, maintenant... ou plutôt non... je préférerais susciter la même émotion qu'Arno Schmidt le grincheux a fait galoper sur mon corps depuis peu rompu aux courbes singulières & genoufléchies du telemark & la testa sopratutto dans les brumes vert pâle de mon doux génépi Grand Tétras. Hic! MaisBREF! On avance...


Düring, qui à sa naissance à reçu toutes les tares de son scripto pater, est un fonctionnaire quinquagénaire qui se fait royalement chier à la maison, s'emmerde au boulot & emmerde son pays tant qu'il peut (on y reviendra). Un jour, alors que le sous-préfet lui donne pour mission de reconstituer les archives de son arrondissement, il découvre l'existence, lors de l'occupation napoléonienne de 1810, d'un certain Thierry (Thierry Jacques, né le 16 juillet 1771 à Bressuire dans le Poitou. Célibataire. Petit & maigre... ça a son importance) déserteur français qui, pour fuir la guerre, s'est réfugié dans une cabane perdue dans les landes du coin. Soumis aux mêmes atroces absurdités des fusils & de la botte qui fait du bruit Düring retrouve la planque de Thierry & s'en fait un sanctuaire d'où il fustige la chute du IIIème Riech. Jusqu'à ce que... mais de ce « jusqu'à ce que » nous reparlerons plus tard.


TOUS DES CONS!


Selon certaines post-faces disparues depuis il existe, en Allemagne, un bon moyen de discerner un homme intelligent: a t'il lu Arno Schmidt? Paraîtrait que les tirages ne sont pas très bons...
L'énergie principale de Düring &, en fait, celle du roman tout entier est cette espèce de résistance acharnée à la connerie. Düring est un Schmidt de papier: si il est solitaire & cabochard c'est que le monde est rempli de cons (« la stupidité est la chose la mieux partagée en ce monde » patati & patata) mais il se trouve que son oeil goguenard est braqué sur un périmètre administratif restreint &, au-delà, par la magie d'un ricochet rhétorique, à son pays tout entier. Une focale qui va macro micro & prouvant une bonne fois pour toute que la stupidité s'infiltre là où on veut bien lui laisser de la place: maison – quartier – bureau – région – pays... La manoeuvre s'en trouve pourtant réduite & l'exil apparaît comme l'ultime alternative . A moins que... des fois... une île, peut être... Plus tard en tout cas, dans un autre roman d'une excellence rare (La République des Savants) Schmidt imaginera effectivement une île où se retrouvent toutes les têtes pensantes, artistiques, scientifiques... une espèce de paradis artificiel & protégé mais qui virera à la grande tartufade. D'ailleurs une évocation de ce roman est déjà présente à la fin du deuxième chapitre de Scènes de la Vie d'un Faune - mais c'est une autre histoire les petits n'enfants.
Connerie! Connerie donc. Micro. Macro dis ai je... où tout commence dans une cuisine autour d'un strudel à la sauce Bismark - Ya!. Düring éprouve un ennui profond à vivre parmi ses semblables & notamment avec sa propre famille. Sa femme, oui, & ses enfants aussi: « Mes enfants: des étrangers & mes parents le sont toujours restés pour moi. » remarque t'il tout en lisant du Nietzche pour s'endormir. Son fils est l'objet de répliques assassines (« Mon garçon? Je ne connaissais de lui que son vide & sa consternante médiocrité »). Il l'appelle l'Homme Nouveau ce petit merdeux qui veut fricoter avec les Jeunesses Hitleriennes & s'en mordra les doigts au grand désespoir de sa mère. Il mourra comme tant d'autres couillons sur le front de Mourmansk laissant maman inconsolable, elle qui aimait tant parader au bras de son nazillon de fiston. Heil! & bien fait! Tiens, Mme Düring, parlons en de cette pipelette insipide & frigide qui ne se laisse toucher que sous la menace - & encore. Va t'elle changer les meubles pour la quatrième fois en deux mois? Au demeurant Düring s'en fout totalement. Ainsi n'a t'il pas d'attaches (« Mes enfants: des étrangers & mes parents... ») ni aucun pont lancé vers l'avenir. Où va t'il alors puiser cette immortalité dupliquée qui fait forniquer les hommes entre eux? Peut être n'en veut il pas? Tout lui semble étranger & il se définit lui même comme un « individualiste impénitent » (vers la fin du livre, alors que l'Allemagne est bombardée par les Alliés, il laissera sa femme seule avec une lampe à pétrole & prends ça! Vieille carne!).
Lorsque Düring quitte sa famille c'est pour retrouver le microcosme ridicule & mesquin de son bureau à la sous-préfecture où les tragédies d'un pays en guerre passent sous ses yeux comme d'étranges ombres (Les camps de concentrations? Qui est au courant?... Un homme au regard mort vient faire la demande d'un passeport pour émigrer? Pas fous ces écrivains! « Au fond, chacun est responsable de sa propre ignorance & il n'y a pas lieu de s'apitoyer » & plus loin: « Rien! Je ne sais rien! »). Schmidt opère l'agrandissement total de la décomposition allemande & en passe les particules élémentaires à la moulinette de son ironie dévastatrice. TOUS DES CONS! Le sous-préfet qui lorgne, condescendant, sur la servilité de son fonctionnaire? RIEN QU'UN PAUV' CON! Düring est en colère. Düring en a marre & ça va chier dans le Länder! On en arrive aux allemands donc: « Moi, indifférent au destin de mon peuple? Cette foule qui gesticule en chemise brune, qui brame des chansons de marche & répète avec ferveur de pitoyables slogans, ce n'est pas mon peuple. C'est le peuple d'Adolf Hitler. ». BANDE DE CONS! L'art dégénéré nazis s'en prends aussi plein la poire dans cette scène absolument hilarante du musée de Hambourg. De quoi faire rire même Max Nordau. On n'oublie pas la littérature & ses « chantres de la Race des Seigneurs & du Sol Natal ». Ah! Ce Sol Natal qui lui fait dire qu'à trop donner de primes à la saillie « il ne faut pas nous étonner que notre Espace Vital diminue » (sic) & de proposer une nation d'eunuques! Mais par dessus tout c'est l'ignorance crasse de ses concitoyens qui l'émeu. L'ignorance c'est plus qu'il ne peut supporter & peut être aura t'il fallut attendre qu'une philosophe juive allemande partie aux Etat-Unis l'écrive noire sur blanc pour qu'on le comprenne enfin... & c'est pas certain en fait. Le bon nazi n'est pas celui qui est déjà convaincu mais celui qui ne sait rien. Celui qui n'arrive plus à faire la différence entre le bien & le mal. Voilà la chair à V2 parfaite. Alors que fait Düring? Il retrouve la cabane du français (Château-Thierry mesdames & messieurs) & disparaît. Comment pourrait on le lui reprocher? Pour lui la question ne se pose même pas - il a connu les horreurs de 14-18. Pas besoin de s'étendre sur le sujet. Si les autres préfèrent porter des chemises sombres c'est leur problème & basta.



WALDEN PREND SES R.T.T.

« L'exil: c'est donc faisable! ». Mais voui, bien sûr! La leçon que Düring a retenu de la première guerre mondiale, de manière fort logique d'ailleurs, c'est que tout ça n'était qu'une graaaaande connerie & que les nazis ne sont qu'une bande de branleurs qui ont laissé leur cerveau au frigo avant d'aller prendre l'air. Il choisit donc de s'éclipser (sporadiquement il est vrai – mais c'est le geste qui compte). Voilà sa façon à lui de réagir face à la tragédie qui s'annonce. La seconde est malheureusement plus connue: avoir bouffé de la bouillasse sanglante des tranchées, avoir échappé par deux fois à la mort ( [a] explosion du QG où l'on vient de prendre ses instructions, [b] effets vicieux du gaz moutarde lancé par les lignes françaises du côté d'Ypres), avoir traversé quelques semaines de démences, à moitié aveugle, dans un hôpital militaire, avoir un fort sentiment de frustration puis de revanche (le traité de Versailles c'était quand même une belle enculerie!), avoir raté ses études d'art (ça aurait intéressant de savoir ce qu'il serait advenu en cas contraire) & puis, & puis les juifs, ces méchants à qui tout est la faute. Les salauds! Ah! & j'oubliais: s'appeler Hitler, faire un mètre vingt, être brun comme un quignon de pain cramé & s'extasier devant la race arienne... ça c'est la deuxième méthode.
Düring, lui, s'échappe & la nature devient son alliée (your special friend comme disait James Douglas Morrison à propos de la musique), la lande qui entoure son patelin est là qui l'aide à esquiver ses CONcitoyens. Cette nature, incessante compagne (la lune & le vent: un duo gagnant! mais attendez, c'est rien comparé au post-atomique Miroirs Noirs), en perpétuelle opposition, dans sa bouche, avec la vie administrative & familiale, & la personne de son entourage direct qui incarne le mieux cette nature c'est sa petite voisine, encore adolescente aux mollets fermes: Käthe Evers, dit la fille-d'en face-qui-se-fout-à-poil-devant-la-fenêtre, dit aussi la Louve. Elle symbolise tout ce qui manque au quotidien de Düring: la spontanéité, le sexe, la jeunesse, la sauvagerie... le femme enfant faite Dame Nature par l'opération du Saint Zizi. Düring & sa Louve se cachent du monde dans la cabane de Thierry, loin, très loin de la guerre (ou presque). Refuge spirituel & esthétique, espace vierge de toute connerie « sans radio, sans journal, sans « peuple » ni « fürher » ». Un peu comme dans les deux romans de Jünger, Eumeswill & Le Recours aux Fôrets ou le Walden de Thoreau (peut être même plus proche de la Désobéissance Civile en fait), il ne se sent entier que parmi les branchages & la mousse où s'exalte un romantisme suranné mais salvateur. D'ailleurs, les seuls livres qu'il possède dans cette foutue cabane (de laquelle, peut être, verra t'il passer la moto du Cannibale) comptent parmi les classiques teutons du genre: L'Epouvantail & Voyages à l'Aventure de Ludwig Tiek & L'Anneau Magique de Fouqué. Un peu de romantisme, un peu de fantastique contre quelques obus dévastateurs... pourquoi pas?

« _ CARACTERISEZ BRIEVEMENT LA LANGUE & LE STYLE D'ARNO SCHMIDT EN GENERAL & DE L'OEUVRE EN QUESTION.
_ INTRADUISIBLES. » J.C. Hémery.

On aura tout dit d'Arno Schmidt, cet autodidacte de génie coiffé à la diable, en disant qu'il n'est jamais évident de pénétrer son écriture. C'est à cause de ça qu'il serait resté si longtemps le « centre secret de la littérature allemande » (moi je trouve que c'est un surnom génial), à cause de ce fameux « dragon sur le seuil »... ce style si déroutant, qui déstabilise les premières minutes mais qui est la marque inextinguible de son style &, surtout, d'une jouissance constante, d'une intelligence ahurissante. C'est un nouveau protocole de lecture selon Riehl, une écriture « lyricanante » d'après Berthelot, faisant de l'anthropomorphisme avec du vent (« Le vent claquait sa langue dans le jardin. Il avançait à petits pas clapotants. ») ou avec des explosions qui coupent les corps des petits enfants en deux, de l'humour avec quelques grammes de poussière, les mots que Schmidt aligne avec une colère non contenue ne sont ils pas le véritable refuge que l'auteur s'est construit contre la médiocrité ambiante? Certainement. Pas entièrement en tout cas. L'ironie crèche à chaque ligne, des « Heil Hitler! Herr Düring! » en guise de virgules, ça distille des sautes d'humeur au milieu d'une érudition étourdissante le tout coupé comme du petit bois, comme des instantanés... une vie entière faite d'instantanés... Scènes de la vie d'un Faune, eh ouais maintenant que j'y pense, comme le rappel grinçant du chef-d'oeuvre d'Eichendorff: Scènes de la vie d'un propre à rien. Arno Schmidt plaque ainsi des phrases démontées par tous les bouts, fondues en patchwork pleins de sous-entendu, de latences dévastatrices (une écriture qui atteindra son apogée esthétique dans On A Marché Sur la Lande & théorique dans Calculs I & II) car certainement que la dispersion & la discontinuité qui caractérise l'individu contemporain n'appelle aucun autre mode d'expression. « Ma vie n'est pas un continuum » fait il dire à son personnage. Étrangement, peut être las de voir arriver ce qu'il pressentait depuis le début, vers la fin & notamment pendant la scène du bombardement qui est d'une atrocité étrange, le style de Schmidt se fait plus... presque plus classique. Les choses s'emballent malgré tout & la guerre est de nouveau là. Düring soigne les plaies de sa Louve avant qu'elle ne parte pour de bon... quelques instants encore avant qu'elle ne fuit dans dix jours... « & qui sait où nous seront dans dix jours... ».
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