Et si nous continuions notre parcours parmi les légendes et les contes des provinces françaises ? Voici un autre conte de Corse, toujours raconté par Ch. Quinel et A. de Montgon.
A force d'entendre parler un peu partout, dans les villes et dans les villages, des bandits d'honneur, à force d'écouter le récit de leurs exploits plus ou moins légendaires, il nous vint le désir de voir de nos yeux l'un de ces bandits et cela dans le maquis, c'est-à-dire dans son refuge même. C'est à Vico, un lieu de pèlerinage très fréquenté où s'élève, sur une haute plateforme ombragée de magnolias merveilleux, le couvent de Saint-François, que ce désir devint vraiment irrésistible.
Nous avions confessé notre curiosité à M. Trojani, propriétaire de l'hôtel Trojani où nous logions, homme fertile en narrations terribles, et dont la moindre histoire comportait une dizaine de meurtres et quelques douzaines de coups de fusil tirés sur des gendarmes. Cet hôtelier crut d'abord que nous plaisantions et nous offrit de nous faire déjeuner le lendemain chez lui, avec un bandit particulièrement féroce. Mais, quand il comprit que ce n'était pas un figurant que nous voulions connaître, mais un véritable hors-la-loi, il parut assez ennuyé. Il nous proposa de nous faire voir des mouflons, de nous conduire à la chasse au merle, mais nous nous en tenions à notre bandit et nous n'en voulions pas démordre.
Enfin, lorsque M. Trojani s'aperçut que nous étions prêts à tout, même à nous adresser à l'un de ses concurrents, il finit par nous dire : Messieurs, les bandits authentiques sont extrêmement rares dans l'île. Les uns, trop traqués, ont fini par se laisser arrêter, d'autres se sont expatriés et puis, pour tout dire, on prend moins facilement le maquis aujourd'hui que jadis. Les vendettas sont moins nombreuses et moins farouches et le défrichement, le tourisme, le développement des routes et la multiplication des gendarmes ont rendu la situation difficile pour ceux qui entendent vivre en dehors de la société. Cependant, puisque vous avez l'air d'y tenir tant, je puis vous faire connaître Difendin Morosaglia, lequel est un peu mon cousin, et dont le refuge est dans le maquis au-delà de la chapelle de Saint-Roch-de-Renno.
Cette promesse nous remplit de joie ; nous connaissions de réputation ce bandit, dont le nom avait été plusieurs fois prononcé devant nous à propos de traits de courage et d'actes chevaleresques, qui lui étaient attribués. Ces récits nous avaient jusqu'alors laissés assez sceptiques ; maintenant ils nous paraissaient d'une authenticité indiscutable.
C'est tout juste s'il nous fut possible de réfréner notre impatience et de ne pas exiger d'être conduits dans le maquis sur l'heure. Cependant, il nous fallut nous rendre aux raisons de Trojani, qui nous expliqua qu'on ne va pas chez les bandits comme au musée d'Ajaccio, que ce serait trop facile, et que ces visites seraient à la portée des gendarmes eux-mêmes. Il ajouta, ce qui nous assagit immédiatement, que si, étant renseignés par lui, nous nous dirigions tout droit vers le refuge de Morosaglia, nous pourrions très bien recevoir un coup de fusil et que, sur le chapitre du tir, le bandit était très expert.
Désireux de rapporter un conte et non point du plomb dans la tête, nous chargeâmes notre hôte de faire pour le mieux, de nous procurer un guide et surtout de prévenir son parent de crainte de confusion.
Plusieurs jours passèrent. Chaque matin et chaque soir et parfois à midi, nous demandions à l'hôtelier s'il songeait à nous. Il répondait qu'il s'était mis en rapport avec quelqu'un qui s'occupait du ravitaillement de Morosaglia, mais que ce dernier devait être en voyage pour affaires, car on ne l'avait pas rencontré. L'un de nous, poussant la curiosité jusqu'à l'indiscrétion, demanda quelles affaires un bandit pouvait bien avoir.
Trojani sourit de drôle de façon et il répliqua que, cela, Morosaglia se ferait un plaisir de nous le raconter lui-même.
Un matin, ou plutôt une nuit, car le soleil était encore loin Je se lever, nous dormions tranquillement quand des coups de sifflet tantôt espacés, tantôt rapprochés, nous réveillèrent. Un instant après, l'hôtelier, en robe de chambre, frappa à nos portes. Il nous dit qu'un homme était en bas et nous attendait pour nous conduire là où nous savions.
Nous avions depuis longtemps tout préparé pour l'expédition : chaussures à clous, guêtres de cuir et vieux veston de chasse. Un revolver glissé dans notre poche et une solide canne à la main nous parurent des accessoires indispensables· pour une promenade dans le maquis.
L'homme qui nous attendait sur la place nous causa une légère déception. Il n'avait rien de ce que peut espérer, du complice d'un bandit, tout habitué de l'Opéra Comique. Il offrait l'apparence d'un paysan corse semblable à tous les autres paysans corses.
Il grogna un rapide « bonjour» puis, sans la moindre explication, s'engagea dans une ruelle. Nous partîmes à sa suite. Au bout de quelques pas, la ruelle de village se muait en un sentier rocailleux. Ce sentier grimpait très dur. Nous pénétrâmes sous une belle châtaigneraie, puis il fallut traverser un espace dénudé planté de petits arbustes, de fougères juste assez hautes pour gêner la marche. Ensuite, ce furent des pierres, des rochers, des taillis de chênes verts, une deuxième forêt et, tout à coup, nous eûmes la surprise de nous trouver dans un paysage arctique. Une grande étendue blanche s'étalait devant nous, contrastant curieusement avec la verdure d'où nous sortions. Il semblait que nous allions avancer dans de la neige. Il n'en était rien. A cet endroit, le maquis avait été brûlé et ce que nous prenions pour de la neige était de la cendre. Cette cendre était glissante et cachait les aspérités du sol, ce qui ralentit considérablement notre progression.
L'étendue blanche franchie, ce fut à nouveau le vert maquis. On montait et on descendait, on suivait le fond de ravins, on grimpait des raidillons à rebuter des chèvres. Enfin, notre guide s'arrêta. Cela ne nous fut pas désagréable, car nos cinq heures de marche en ces terrains difficiles nous avaient passablement fatigués. Assis sur des pierres, nous regardions autour de nous, pensant voir surgir, enfin, le bandit.
Comme il ne venait personne, nous nous décidâmes à interroger notre guide. « Difendin n'est pas ici, expliqua le paysan. Voyez là-bas cette petite chapelle. On en distingue très bien la croix dans les broussailles. C'est là que vous le trouverez. Il est prévenu de votre visite, mais, pour l'avertir, sifflez deux fois comme ceci. » Le guide nous donna alors une leçon de sifflet.
C'était à désespérer. Jamais nous n'arriverions ni l'un ni l'autre à réussir ces modulations savantes, ces trilles, ces arpèges. Nous avions la conviction que, lorsque nous imitions notre professeur, le son que nous émettions ressemblait à son sifflement comme la note d'un petit ocarina ressemble à la musique des orgues de Notre-Dame. Les coups de sifflet du paysan remplissaient la vallée, allaient se briser contre les montagnes, et nous nous demandions comment toute la maréchaussée de l'île ne se trouvait pas alertée.
Enfin notre maître daigna nous dire : « C'est à peu près ça. » Cet « à peu près» nous fit frémir. Pourvu que ce fût assez ressemblant, que le bandit reconnût bien que c'était un sifflet d'ami et qu'il ne le confondît pas avec l'appel d'un merle ou d'un gendarme farceur. Le paysan nous rassura. Il paraît que pour imiter le sifflement du merle, il faut être très fort, ce n'était pas notre cas, et que, d'autre part, les gendarmes ne sifflent pas.
Notre guide prit congé de nous. Il nous laissait aller à notre sort sans aucune émotion apparente. Nous nous sentions beaucoup moins fiers, mais, enfin, nous n'avions pas peiné durant cinq heures dans le maquis pour nous en retourner sans voir un bandit.
(A suivre)