Quand les Européens ont cessé de se raconter les mythes, dit Lévi-Strauss, ils se sont mis à fixer les bases de leur musique et notamment la sonate dont ils ont fait un merveilleux instrument narratif. Ne racontent-ils pas, avec la musique, de manière incompréhensible le même ordre intelligible présenté à travers la mythologie, offrant aux auditeurs de s'y ressourcer sans fin, comme le font les thèmes mythiques qui ont traversé les siècles et rappellent à jamais comment aborder les grands défis de l'existence en héros protégés par les dieux ? Patrimoine pour les consciences dont la mémoire ne doit jamais se perdre, car l'homme ne se réduit pas à ses limites, il porte en lui cette dimension infinie qui l'apparente aux dieux.
Des histoires, tout d'abord, se sont employées à l'exprimer et à le faire vivre, puis tout l'art lui-même par son pouvoir d'immersion irrésistible, l'architecture, la peinture, la musique....
Chez les anciens, les mythes grecs infusaient de partout la vie quotidienne, privée et publique. Toutes les grandes cérémonies religieuses étaient liées à des épisodes mythologiques commémorés par des rites célébrés à ces occasions. De grandes fêtes dramatiques chaque année donnaient de nouvelles versions des mythes familiers, souvent désespérées pour frapper les esprits. Une partie essentielle de l'éducation dans la société athénienne consistait à apprendre et à réciter des poèmes épiques sur des sujets héroïques, et dans les réunions entre amis où l'on buvait ensemble, les participants pouvaient raconter tour à tour des histoires issues des mythes, et là ils devenaient conteurs, exposant les grandes solutions archétypales à tous ces défis que les mythes exposaient de façon tragique.
Contes et mythes ont traversé les siècles et ont maintenu dans la culture ce sens de la vision archétypale, fabuleuse, merveilleuse. Ils ont fécondé l'art en lui inspirant de nombreux motifs et l'art a su s'élever à son tour à son niveau de vision universelle par la puissance exploratoire de ses génies qui ont créé à leur tour des narrations originales au ressourcement infini : la Joconde, La Ronde de nuit, Les Ménines, Le Pèlerinage à l'île de Cythère, etc. pour n'en citer que quelques unes... Tous ces chefs d'œuvre ont rendu légendaires des personnes, des situations ou des contextes qui au départ auraient dû rester anecdotiques. Par leur puissance de vision, les artistes ont su les redimensionner à un niveau universel qui leur confère une force de rayonnement qui traverse les siècles.
Pourquoi la fréquentation des marques qui font notre quotidien, aujourd'hui, ne pourrait-elle pas recevoir ce toucher fabuleux de l'universel et ré-enchanter notre monde ? Google est devenu à ce point emblématique qu'il peut faire passer son logo par des métamorphoses exemplaires au gré de l'actualité. Combien de marques mériteraient d'être déployées en une narration légendaire à la façon des chefs d'œuvre de la culture nés au carrefour du quotidien et faire vivre des expériences universelles à leurs utilisateurs ? C'est possible, les moyens existent.
" Est légende ce qui est digne d'être lu ou rapporté ", dit le dictionnaire. Certains faits par leur exception frappent l'imagination jusqu'à un point d'évidence que tous reconnaissent et racontent volontiers ensuite pour son sens universel. Pour donner à une marque une force de légende, il faut l'élever à ce niveau d'évidence et d'universalité. Comment ? Mode d'emploi.
Voir la réalité à partir de l'universel
En chemin vers sa fiancée, Samson fut attaqué par un lion qu'il déchira comme un chevreau et dont il laissa le cadavre sur le bord du chemin. De retour de sa visite quelques semaines plus tard, il voulut revoir la victime de son exploit et découvrit qu'un essaim d'abeilles s'était mis dans la carcasse. De cette anecdote il fit une énigme et la proposa à deviner à ses ennemis. " De ce qui mange est sorti ce qu'on mange, du fort est sorti le doux, qu'est-ce que c'est ? " Ils ne purent pas répondre et furent confondus.
Comme on le voit une énigme décrit la réalité en utilisant des termes contradictoires inconciliables, obligeant l'esprit à effectuer une percée créatrice pour résoudre le paradoxe. Cette résolution créatrice seule est capable de concilier les contraires, comme chacun peut le ressentir et en percevoir l'évidence, parce qu'elle transcende le niveau apparent de la description en jaillissant d'un point de vue universel où tout fait un. C'est ce que notre inconscient sait si bien faire dans nos rêves nocturnes quand il charge de signifiant symbolique des contenus habituels de notre vie quotidienne et en fait des songes. De la même façon une légende reprend un événement réel et le relate à partir de la dimension universelle. L'appel du 18 juin du général de Gaulle est légendaire car il s'énonce à partir d'une vision universelle quand tout le monde ne voyait qu'un désastre définitif : " Rien n'est perdu parce que cette guerre est mondiale et que dans l'univers libre des forces immenses n'ont pas encore donné. Un jour ces forces écraseront l'ennemi. [...] Il faut que la France, ce jour-là, soit présente à la victoire ".
Pour donner à une marque la même évidence universelle, il faudra donc qu'on y ait été poussé jusqu'à en recevoir la vision créatrice. Du fait de l'urgence où ils sont de vaincre, Samson et De Gaulle sont tous deux dans la nécessité d'interpréter la réalité de façon visionnaire, au-delà de son apparence ordinaire. C'est aussi parce qu'il s'est mis dans la perspective de ne pas disparaître que Toyota est devenu le premier constructeur mondial d'automobiles. Faut-il pousser les marques au drame pour en faire jaillir un souffle de légende ? Non bien sûr, mais en " dramatiser " l'histoire, certes oui ! Comment ?
C'est avec des histoires, avec des " comme si ", des métaphores, des images, de la narration visionnaire, du storytelling inspiré, créatif... que l'on va dynamiser la vision ordinaire de la marque et la faire décoller pour rejoindre l'universel. Mais avec quelle créativité ? Celle des mythes. Mythes, contes et légendes, en effet, sont porteurs d'une structure vitale en quatre grands niveaux de création qu'on va appliquer aux marques pour les redynamiser par l'universel .
- 1. Pour voir la marque au-delà de l'ordinaire et se dégager des schémas qui l'enferment, il faut appeler le déclic d'une vision nouvelle. Pour cela on va exagérer la situation de la marque, son contexte, son image, la vision ordinaire que l'on s'en fait..., en forcer les contrastes, rendre cette image " insupportable ", la mettre sous une pression telle qu'on arrive à un point de rupture où il ne reste plus qu'une percée créatrice pour s'en sortir. Alors surgira une inspiration qui donnera un souffle novateur à la représentation de la marque et ce contact avec l'universel.
- 2. Ensuite, il faut donner suite à cette ouverture. Le mieux sera de l'explorer, de naviguer dans ce nouvel espace de la marque et de chercher à en découvrir les promesses : en fait c'est comme si l'on avait rejoint son programme de croissance, son ADN. La semence vient de germer, on a maintenant affaire à une pousse.
- 3. Pour réussir cette exploration indépendamment des schémas anciens, il faudra se placer du point de vue d'un volume plus large : celui des forces créatrices de notre époque qui sont à l'oeuvre en arrière plan - et se brancher sur elles. Faire alliance avec elles et attraper les opportunités qui vont se multiplier. Devenir antenne créatrice à travers laquelle vont se multiplier des réponses inventives aux situations. La marque devient alors une ressource pour tous, un pôle contributif important en prise sur les grands courants créateurs émergents du moment. En devenant ressource créatrice pour tous, la marque acquiert une aura de " mission " et appelle ses utilisateurs à une expérience nouvelle, positive et valorisante, qu'un storytelling judicieux pourra utilement amplifier.
- 4. Cela va donner lieu à une synergie inattendue de coïncidences qui vont se multiplier et permettre une aventure collective exceptionnelle.
C'est ce qu'a fait De Gaulle dans la mise en œuvre de sa vision tout au long de la guerre. Son Appel est l'acte fondateur de la France Libre dont la saga se terminera presque 5 ans plus tard avec la présence de la France à la signature de la reddition sans conditions du IIIème Reich, la création en Allemagne d'une zone d'occupation française et l'obtention d'un siège permanent avec droit de veto au conseil de sécurité de l'ONU.
Parti de rien au milieu d'un désastre militaire sans précédent il a su donner à la France une présence incontournable dans le contexte de victoire par la seule puissance créatrice de sa vision initiale, qu'il a dû rappeler et affirmer inlassablement au cœur du champ croisé des forces créatrices en cours.
C'est ce qu'il faut faire avec la vision universelle de la marque : prendre appui sur sa puissance créatrice de ressource collective et entreprendre d'en faire le mythe fondateur d'un certain type d'expérience donnée à vivre aux consommateurs, en lâchant tout contrôle, la marque et son expérience associée se développant maintenant dans une sorte de co-création avec le public. Le génie collectif de Castorama, par exemple, est de faire : " On ne vend pas, on fait. Parce que, comme nos clients, on puise au même Désir et l'on sait retrouver cette flamme qui ranime chez chacun la passion de FAIRE, aussi contrarié soit-on par les difficultés". Et il y a, pour les clients, une véritable légende de co-création à expérimenter avec l'Enseigne.
C'est là qu'il faut appeler le design à la rescousse pour mettre en forme la puissance de légende qu'on a conférée à la marque en l'élevant au niveau universel. La forme d'énigme, par exemple, pourrait être une déclinaison dynamique de ce génie collectif de la marque, un acte de design puissant pour générer son expérimentation par le public. Mais le design a bien d'autres ressources et, inspiré à son tour, il peut être sans limites lui aussi.
Pour plus d'information cliquez ci-après pour lire le rapport d'innovation
Ecrit par: Jean Pascal Debailleul
Posté par: Morgane Craye
Publié sur: "le Storytelling" réalisé par les membres de courts circuits levidepoches/planning stratégique