Dans le précédent billet « Le travail et la condition humaine » de la série que je propose sur le thème « Débattre du travail », j’ai présenté la distinction faite par Hannah Arendt entre trois modalités de l’activité humaine : le travail (que nous appellerons labeur dans le reste de notre texte, pour le distinguer de l’acception actuellement très étendue du terme travail), l’œuvre et l’action.
Le labeur est naturel. Il répond aux besoins biologiques de l’homme. C’est selon l’expression de Marx que Hannah Arendt aime citer « le métabolisme de l’homme avec la nature ». Le labeur est cyclique. Il appartient au cycle (croissance-destruction) de la nature. Ses produits, comme la nourriture, sont consommés et ne laissent rien derrière eux. Le labeur est laborieux, une peine et une douleur à laquelle la nature a condamné l’espèce humaine. Une satisfaction naturelle peut cependant résulter du cycle du labeur et du repos, de la production et de la consommation en permettant à l’animal laborans de jouir « du pur bonheur d’être vivant ». Arendt décrit favorablement ce bonheur « animal » tout en considérant clairement qu’il est indigne pour des êtres humains de s’en contenter. Le labeur est nécessaire, imposé aux êtres humains par leur condition biologique. Historiquement, il a été possible pour certains d’échapper à cette obligation pour eux-mêmes, mais uniquement en forçant à travailler pour eux serfs et esclaves. Cela a été rendu possible du fait d’une autre caractéristique du labeur. Le labeur est fertile. Comme la reproduction avec laquelle il a tant en commun, le labeur produit un surplus, au-delà de ce qui est nécessaire à la survie des générations. Il offre le potentiel d’une croissance sans limite, cette « libération du processus de vie » sur laquelle Arendt pense qu’ont été basés l’économie moderne et le développement social. Enfin le labeur appartient au domaine privé. Puisque qu’il a pour objet de fournir les moyens de vivre, il force chaque homme à se concentrer sur les besoins de son propre corps plutôt que sur ceux du monde commun et sur les interactions avec les autres. Le « travailleur » est « seul avec son corps, faisant face à la nécessité brute de rester en vie ». Depuis le développement de la société, cette fonction naturelle de caractère privé a été mise sous le feu des projecteurs de l’attention publique, mais aux yeux d’Arendt cela n’altère pas le fait que les personnes dont la vie est dominée par le labeur ne sont pas pleinement des êtres humains, mais « des membres hors du monde de l’espèce humaine ».
L’œuvre, au contraire du labeur, est artificielle. Les produits de l’œuvre ont la propriété de résister, même si ce n’est que pour un temps, aux flux incessants de la nature. « Objets » rassemblant et séparant les êtres humains ils fournissent la seule garantie de permanence et de solidité. Arendt célèbre la « réification », le processus par lequel l’homo faber capture l’évanescent et le transforme en choses solides et durables. Cette activité culmine avec les œuvres d’art, dans lesquelles les sentiments humains et les matières naturelles, tous les deux vivants et perpétuellement changeants, sont transformées, miraculeusement, en formes publiques permanentes qui traversent le temps. L’un des contrastes les plus forts entre l’œuvre et le labeur est qu’alors que ce dernier est essentiellement une activité nécessaire imposée par la nature, la première est l’expérience de la maîtrise prométhéenne. En détruisant les arbres et en transformant le bois en sa propre image, en fondant les métaux et en les mettant en forme, l’homo faber se conduit lui-même comme le seigneur et maître de la Terre. C’est une expérience non seulement de la force triomphante mais aussi de la violence et de la destruction. Contrairement au labeur l’œuvre a une fin définie dans le double sens d’être gouvernée par l’intention spécifique de réaliser un produit et d’être finie quand le produit a été réalisé. Les « œuvriers » ne s’adaptent pas au rythme des machines ; ils utilisent des outils adaptés à l’objet qu’ils désirent créer. L’œuvre ne sert pas le processus sans fin de la vie, mais est gouvernée par les besoins et les standards d’un monde d’objets créés. Contrairement au labeur, l’œuvre a une forte affinité avec le domaine public du fait que les choses qu’elle produit existent dans le monde en présence de tous. Dans l’activité de l’œuvre, il y a une hiérarchie claire entre un objectif ancré dans le monde humain et des moyens justifiant l’utilisation de matériaux et outils spécifiques.
Avant de décrire ce qu’Arendt entend par action, précisons que son objectif premier n’est pas de décrire une situation idéale ni de faire des recommandations politiques, mais de distinguer cet aspect particulier de la condition humaine lié au fait que « les hommes, et non l’Homme, vivent sur Terre et habitent le monde ». De son travail sur le totalitarisme, Arendt retient, en effet, que la philosophie occidentale, de Platon à Marx, semble avoir nié ou ignoré que la caractéristique politique la plus appropriée est la pluralité. Pluralité dynamique, insiste-t-elle avec la naissance de nouveaux êtres humains qui grandissent et entrent dans le monde en parlant et en agissant (natalité).
Qu’est donc l’action, vue comme capacité humaine de base dans Condition de l’homme moderne ? C’est une très large catégorie de l’activité humaine qui couvre les interactions avec les autres. Celles qui ne font pas l’objet de comportements routiniers mais requièrent l’initiative personnelle. L’action est étroitement liée à la parole, et Arendt parle souvent à la fois de parole et d’action, comme d’un phénomène qui résulte de la pluralité humaine et révèle le caractère unique de chaque individu. Aussi intelligibles soient-elles rétrospectivement, les actions sont imprévisibles avant l’évènement. Les affaires humaines font interagir des individus très différents. Elles peuvent, après l’évènement être racontées, sous forme d’histoires avec une distribution des rôles et apparaître avoir une structure et une signification. Mais uniquement après l’évènement, personne ne pouvant prédire la fin de l’histoire tant qu’elle se déroule, et le « héros » de l’histoire ne pouvant lui dicter sa forme. Un individu ne peut, en effet, agir et parler seul avec lui-même. Le plus charismatique des héros ne peut être un leader que s’il peut attirer des disciples. L’action souffre, en conséquence, de sérieux désavantages par rapport à l’œuvre. Contrairement aux œuvriers qui font quelque chose, l’homme qui agit ne peut mettre sous contrôle les résultats de son action. Il peut démarrer des projets, mais ne peut garantir leurs effets, qui deviennent désespérément enchevêtrés avec les effets des actions et réactions des autres. C’est seulement quand il est trop tard qu’il peut réaliser ce qui a été fait. Au-delà de l’insatisfaction, l’action peut aussi être dangereuse. Les initiatives incessantes menacent constamment la stabilité du monde humain, en démarrant sans cesse des processus sans limites et irréversibles.
De quoi se composent les activités que nous désignons aujourd’hui sous le terme de travail ? Quelle en est la part de nécessité, de retour sans fin, d’accompagnement du processus vital, autrement dit de labeur ? Quelle en est la part de création et de construction d’un monde durable, d’activité finie dans le double sens de réalisation d’un objet et de durée limitée dans le temps, autrement dit d’œuvre ? Quelle en est la part d’initiative personnelle, d’interaction avec les autres, d’imprévisibilité, autrement dit d’action ?
Ce triple questionnement peut nous permettre de mieux comprendre ce que nous faisons lorsque nous travaillons et donc de nous ouvrir des pistes alors même que la tension s’accroit entre la valeur donnée à l’activité travail et les conditions réelles de son exercice.
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