Dans le “Labyrinthe” de Roberto BOLAÑO

Publié le 16 janvier 2009 par Caroline

Cette photo, je l’ai trouvée ICI, sur Bartelby les yeux ouverts, photo qui sert de point de départ d’une des nouvelles du dernier livre sorti en France de Roberto Bolaño, “Le secret du mal”. Et je dois avouer que d’avoir cette photo sous les yeux durant la lecture de la nouvelle qui s’intitule “Labyrinthe” n’a pu que majorer la sensation excitante d’être un voyeur, voyeur de tous ces personnages surpris derrière  ”la présence terrorisée et musicale du rhododendron, dont deux feuilles s’introduisent dans le ficus comme des nuages dans des nuages…“.
La nouvelle commence ainsi :

Ils sont assis. Ils regardent l’appareil. Eux, ce sont de gauche à droite, J. Henric, J.-J. Goux, Ph. Sollers, J. Kristeva, M.-Th. Réveillé, P. Guyotat, C. Devade et M. Devade.
Au bas de la photo, il n’y a pas de nom d’auteur. 

Dans la traduction française, cette photo n’a pas été insérée. Je ne me souviens pas, quand j’avais vu ce livre dans sa version espagnole dans une librairie à Valence lors d’un récent voyage, s’il elle y était. La description méticuleuse qu’en fait Bolaño peut se suffire à elle même, mais la présence de la photo sous les yeux le long de la lecture n’enlève rien au texte, au contraire, elle ajoute un accent de vie, de réalité aux personnages figés sur le cliché et aux extrapolations de l’auteur.

Sur le côté gauche, nous avons, comme nous l’avons déjà dit, J. Henric, c’est à dire l’écrivain Jacques Henric, né en 1938 et auteur de Archées, d’Artaud traversé par la Chine, de Chasses.

À côté de lui se trouve J.-J. Goux. Sur J.-J. Goux, nous ne savons rien. il se prénomme probablement Jean-Jacques, mais dans notre récit, et par commodité, nous continuerons à l’appeler par ses initiales.

À côté de J.-J. se trouve Ph. Sollers, Philippe Soller, l’animateur de Tel Quel né en 1935..

À côté de Sollers, nous avons J. Kristeva, Julia Kristeva, la sémiologue bulgare, sa femme.

À côté de Kristeva, nous avons M.-Th. Réveillé. D’elle, non plus, nous ne savons rien. Il est probable qu’elle se prénomme Marie-Thérèse.

À côté de Marie-Thésèse Réveillé se trouve P. Guyotat, Pierre Guyotat, né en 1940 et auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats, Eden Eden, et Prostitution.

À côté de Guyotat, nous avons C. Devade. Caroline, Carla, Claudine, Colette, Claudine ? Nous ne le saurons jamais. disons par commodité qu’elle s’appelle Carla Devade.

À côté de Carla Devade, nous avons M. Devade. On peut supposer qu’il s’agit de l’écrivain Marc Devade, qui en 1972 était encore membre du comité de rédaction de Tel Quel.

L’auteur scrute la photographie jusque dans les moindres détails, interprète des regards, des attitudes. Les vêtements sont analysés :

Henric, cela saute aux yeux, n’est pas un homme frileux, même si sa chemise de bûcheron canadien a l’air chaude.

Marie-Thérèse Réveillé, par conséquent, est la moins couverte : sous son chandail ouvert, fin en tricot, il n’y a que sa poitrine tenue par un soutien-gorge blanc ou noir.

Bolaño, dès à présent, sort du cadre de la description fidèle et précise pour entrer dans l’extrapolation. En effet, que dit la photo du soutien-gorge de la Marie-Thérèse en question ? Rien de ce que l’auteur en dit. Et à partir de là, il fait quitter aux personnages leur attitude figée de la photographie pour les faire marcher dans la rue, vaquer à des occupations domestiques, travailler.

Dans peu de temps, Sollers et Kristeva se retrouveront ensemble, ils liront après avoir dîné. cette nuit-là, il ne feront pas l’amour.

Bolaño digresse, imagine cette vie dont seule une seconde fixée sur du papier nous est donnée par la photographie de 1977. Puis, il revient autour de la table. Il y a un “gars d’Amérique Centrale, Z,…” hors champ. L’auteur, lui-même ?

Et alors, la photo se ferme et il ne reste flottant dans l’air que la fumée de la Gauloise, comme si la photo s’était soudainement inclinée vers la droite, vers le trou noir du hasard…

C’est l’aurore. “Aurore boréale. Aube de chiens.” La vie, celle incertaine que l’on perçoit en transparence après une nuit d’insomnie, la vie des personnages de la photo continue ailleurs, loin de cette table où un photographe anonyme les a saisis ainsi réunis.

Scruter des photographies par essence muettes est un exercice auquel j’aime à me prêter. Le hors-champ reste cependant plus dans l’hypothèse, l’interrogation en ce qui me concerne. Franchir le cadre et passer à l’imagination ? Je ne sais pas. 

Je n’ai pas encore lu tous les textes contenus dans “Le secret du mal”. Ils sont de qualité inégale du fait de leur origine (textes post-mortem trouvés dans l’ordinateur de l’auteur). Labyrinthe suffirait à en  justifier la publication.

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