C’est devenu de plus en plus dur de marcher avec eux. C’est devenu de plus en plus dur de faire semblant de ne rien ressentir.
***
- Je crois que je suis amoureux.
J’avais arrêté de trancher mes petits bouts de jambon, remisé la salade parisienne à des années lumière de ma pensée, levé les yeux : il avait soutenu mon regard, et je me souviens avoir pensé merde, c’est sérieux. Cette fois, c’est sérieux. On ne dit rien pendant quelques secondes, puis il explosa de rire, comme on craque après s’être libéré d’un poids en des réactions diverses, tantôt tristes, tantôt effrayantes, souvent imprévisibles. Mais la joie sur son visage, la joie à ce moment-là, cette confession qui n’en valait pas d’autres, parce qu’elle n’était pas grave, pas compliquée, pas ambiguë mais simplement belle, et heureuse et attendue, cette joie-là… cette joie-là valait tous les sourires du monde.
- Putain, j’en reviens pas, j’suis amoureux mec !
J’avais contrôlé du mieux possible le tressaillement qui parcourait mon dos. « Mec ». Mec, c’était rien pour moi, ça ne signifiait aucune proximité, aucun sentiment, ça ne signifiait pas que mon meilleur ami était en train de faire son boulot de meilleur ami en me faisant partager un moment fort de sa vie. Mec, ça occultait toutes les fois où il avait pleuré dans mes bras, où l’on s’était endormi tête bêche au cinéma, à la première séance du matin, parce qu’on sortait de boîte et que, gamins en appétit d’autonomie, on ne voulait pas rentrer tout de suite mais exister, ou prétendre le faire, en renversant les codes et essayant de nous prouver que l’on pouvait encaisser une nuit blanche et son lendemain. Mec, ça remettait en cause des années d’amitié, du premier touche-pipi innocent aux compétitions scabreuses sur nos performances sexuelles avec nos copines respectives, et le nombre de fois où l’on avait été appelé à en changer. Mec donnait le premier coup de pelle et commençait à creuser le fossé entre deux garçons qui partageaient une colocation, mais pas seulement, mais pas exactement, et se retrouvaient obligés de grandir.
Alors j’avais joué le jeu : j’avais posé les questions de rigueur, de son prénom (Lucile) aux circonstances de leur rencontre (une soirée anecdotique organisée par on s’en branle). J’avais rassemblé les informations, coché les cases, et puis quand il s’était agi de se séparer, lui pour aller la retrouver, moi pour aller travailler, j’avais tenté de classer le dossier. D’habitude avec lui, je rangeais les discussions selon deux catégories très simples : les choses à retenir, comme cette nuit entière à se balader dans Paris en l’écoutant parler de son père mort ou la fois où il m’avait avoué avoir tenté de se suicider, quelques mois plus tôt, alors qu’on vivait déjà dans le même appartement et que je ne m’étais rendu compte de rien ; et les choses à oublier rapidement, les inutiles, comme sa dernière conquête d’un soir ou ses rêves de devenir un grand musicien, quand il n’avait jamais joué que du pipeau durant ses quatre années de collège. Mais là, là, une partie de moi avait envie de jeter tout ça à la corbeille, comme si elle n’était qu’une fille de plus, comme si elle n’était effectivement qu’un élément perturbateur dans notre vie de vieux couple et qu’elle ne méritait pas d’exister, ni pour lui ni pour moi. Sauf que l’autre moi avait entendu des sentiments, observé des regards et son visage animé lorsqu’il en parlait : l’autre moi, lâche, avait compris qu’on n’était pas un vieux couple mais deux entités distinctes qui allaient devoir composer avec leur propre vie, et que la sienne prenait irrémédiablement une direction qui s’éloignait de ma trajectoire.
Je m’étais rendu compte que j’étais amoureux de lui quand on avait douze ans, et qu’il était capable de voler un bonbon chez l’infâme marchand du coin de la rue, juste à côté de notre collège, pour ensuite se diriger vers une fillette de primaire qui pleurait à chaudes larmes sur le parvis de l’école et lui tendre la réglisse avec un grand sourire encourageant. Ce côté Robin des Bois charmeur, avec son background d’orphelin et sa témérité justicière, m’avait séduit depuis les bancs des la maternelle et on n’avait depuis jamais cessé d’être amis. Il n’y avait aucun malentendu, on plaisait et aimait plaire aux filles même à notre âge, et rien n’avait changé depuis ; mais, oui, toute attraction physique mise à part, j’étais amoureux de la personne qu’il était et rêvait secrètement, un jour, de pouvoir lui ressembler. Et ce jour-là, cet instant précis où du haut de mes vingt ans j’exultais de bonheur pour lui, ce gosse de douze ans qui sommeillait sagement en mois depuis toutes ces années s’était réveillé, et boudait comme jamais auparavant. Parce que jamais, jamais je n’avais été aussi prêt de le perdre.
Et puis je m’étais résigné à la rencontrer : mes sens étaient en alerte, ce jour-là, et ma mitraillette à vannes prête à décharger. J’étais ce bloc de glace sur la défensive, cette forteresse imprenable dont on sait d’avance qu’on n’arrivera jamais à la conquérir. On avait rendez-vous tous les trois dans un café, notre café, un endroit à la signification particulière puisque c’était là que, tous les deux, on avait l’habitude de rompre avec notre copine du moment dès que ça devenait trop sérieux, ou trop ennuyeux, ou trop… trop. C’était lui qui avait choisi, m’assurant qu’il n’aurait jamais à cœur de la quitter entre ces murs, à notre table, et que c’était forcément un signe que ça allait marcher. Je m’étais tu durant tout le trajet, observant vaguement les gens dans le métro pendant qu’il me parlait encore d’elle, essayant de me la figurer en prenant ici et là, sur les autres passagères du wagon, des éléments plausibles de son apparence, son attitude ou son style vestimentaire. L’éclectisme de la marée humaine qui abondait à chaque arrêt m’offrait le matériel nécessaire pour constituer ce patchwork de femme, et je maudissais chacune de ces filles trop belles, ou trop bien habillées. Quand on s’était finalement assis en l’attendant, moi faisant remarquer dans une blague qui tomba à plat qu’au moins, elle n’avait pas pour elle sa ponctualité, je la haïssais déjà. Les dix minutes suivantes, j’avais envisagé chaque fille qui passait dans la rue ou poussait la porte du café comme une candidate potentielle, m’accrochant ici à un maquillage douteux, là à des restes d’acné comme autant de défauts salvateurs pour faire capoter cette histoire rapidement. Ma schizophrénie désormais visiblement déclarée, je me répugnais à imaginer une fin hâtive à une histoire qui l’avait si profondément transformé que j’en avais oublié que je le connaissais par cœur. Mais parce que je le connaissais effectivement par cœur, je savais aussi qu’aucune de ces prétendantes n’était la bonne et quand elle s’approcha enfin de nous, je compris que c’était elle, qu’elle était parfaite pour lui et qu’elle-même était aussi amoureuse qu’il ne l’était.
Ses premiers mots n’avaient pas été « Salut, je m’appelle Lucile mais mon vrai prénom c’est Stacy, et si je suis si blonde et si conne, c’est parce que je n’ai pas mon bac mais j’ai passé mon brevet de secouriste quand j’ai postulé pour Alerte à Oléron », comme je me l’étais figuré. Elle était timide sans être gauche, nous fit un grand sourire en nous rejoignant, puis déposa un rapide baiser sur ses lèvres avant de se tourner vers moi, de me juger du regard, oh, trois secondes, et de me prendre dans ses bras comme si j’étais son meilleur ami à elle aussi.
- Je suis tellement contente de te rencontrer enfin ! Il m’a tellement parlé de toi, il es tellement proche de toi que je stressais à l’idée de ne pas être à la hauteur. Et j’arrive en retard en plus, j’ai raté ma station parce que je lisais, je suis désolée…
Waouh, pensai-je. Franche, directe. Il m’en faut plus, mais quand même.
- Enfin bref, encore désolée, surtout que j’avais tellement hâte de te rencontrer… Je voulais donner une bonne première impression, mais je crois que je vais devoir me concentrer sur la seconde maintenant, me dit-elle avec un clin d’œil.
Et la vérité c’était que non, elle n’avait pas besoin de faire d’efforts pour me convaincre qu’elle en valait la peine, qu’elle n’était pas là par hasard et qu’à partir de maintenant, elle comptait. Qu’elle comptait pour lui, autant que moi, même si différemment, et qu’elle rentrait tout simplement dans l’équation de notre vie. Parce qu’à l’instant où ses bras avaient enserré les miens, où elle avait planté ses lèvres sur ma joue et avait laissé son parfum s’infiltrer dans mes narines, en laissant une trace sur tous mes vêtements, mais discrète et pourtant indélébile, j’avais compris que je ne pourrais pas la détester, et que ce qui pourrait m’arriver de pire serait au contraire de l’aimer. Elle était comme il me l’avait dépeinte, douce et spontanée, drôle et intelligente, et lucide, et vivante. Il y avait comme une aura autour d’elle, où chaque couleur voyait son éclat vivifié, où chaque sourire se décuplait en intensité, qu’importe que ce fut le sien ou celui du serveur, ou une autre cliente. Tout respirait chez elle, ses cheveux blonds, ses pommettes rosies par le froid de novembre, ses mains qui s’agitaient au rythme de la conversation, son rire qui faisait vibrer l’air même quelques secondes encore après l’avoir étouffé. Elle avançait en terrain connu sans en donner l’air, parce que son numéro de charme n’en était pas un : elle ne jouait pas à me plaire, elle me plaisait naturellement parce qu’elle l’était. Naturelle. Et, aussi évidemment que j’avais compris à douze ans que j’étais amoureux de mon meilleur ami, je compris qu’à l’instant, je venais de tomber amoureux d’elle, et que c’était simplement bien plus problématique que ça n’avait pu l’être des années auparavant.
*
- Alors, comment tu la trouves ?
Il me posa la question en connaissant la réponse, parce qu’elle était évidente. Comme leur histoire était évidente, d’ailleurs. Alors je lui donnai ce qu’il attendait : ma bénédiction.
- Elle est… super. Sincèrement, elle est géniale, je comprends pourquoi tu as craqué.
Il me sourit, comme pour dire « C’est vrai ? » et je lui répondis par un clin d’œil qui disait oui, c’est vrai. C’est vrai, elle est super et c’est vrai, vous êtes faits l’un pour l’autre ; et oui, c’est vrai, ce que tu vis, vrai de vrai. Il conserva son air béat jusqu’à ce qu’elle revienne des toilettes, et mes certitudes mises à mal, mon canon à haine enrayé, je battis en retraite sous un faux prétexte pour m’en aller. Je les saluai avec distance, un sourire triste au coin des lèvres, répétai à nouveau que j’avais été enchanté de la rencontrer avant de disparaître dans le froid mordant de la nuit parisienne. En marchant précipitamment, je n’entendis pas tout de suite sa course effrénée pour me rattraper : le cliquetis de ses talons me fit faire volte-face, et je me retrouvai nez à nez avec elle, à bout de souffle, frémissant de n’avoir même pas mis son manteau pour me courir après, alors que la fraîcheur du soir la cueillait.
- Tu es parti vite.
- Oui, désolé. J’avais quelque chose à faire aujourd’hui, j’ai décalé pour pouvoir te rencontrer mais là je suis déjà très en retard, alors…
- Alors… je comprends. J’avais peur que ce soit de ma faute, peur d’avoir dit quelque chose de mal ou je ne sais quoi, d’ailleurs.
Sa réflexion me fit sourire : décidément, elle était vraiment spéciale.
- Non, non, ne t’en fais pas, ça n’a rien à voir avec toi. Et comme je te l’ai déjà dit, je suis très heureux de te connaître, très heureux pour vous deux en fait.
Elle sembla confuse, un instant, puis secoua la tête comme pour chasser de mauvaises pensées.
- Moi aussi, j’ai été contente. Tu sais, il parle de toi tout le temps, tu es comme un frère pour lui. Tes réactions, ton avis… C’est très important pour lui, alors ça doit l’être pour moi aussi. C’est pour ça que je t’ai couru après : je ne voulais pas être la raison de ton départ précipité.
- Sois rassurée, alors.
Elle hésita encore quelques secondes.
- Bon, et bien, j’y vais. Enfin j’y retourne, sinon il va s’inquiéter.
- Vas-y. Moi aussi il faut que j’y aille. De toute façon on aura l’occasion de se revoir, n’est-ce pas ?
Elle me rendit mon sourire.
- J’y compte bien.
Puis me prit la main, se pencha sur ma joue pour y laisser un léger baiser, avant de se retourner pour s’en aller.
***
Quand je l’ai rencontrée, je suis tombé amoureux d’elle. Et ces moments-là, ces bises volées au rythme des « bonjour » et des « au revoir » sont devenues de plus en plus pénibles depuis cette nuit.
- Alors, tu en penses quoi ?
Je la regarde, oublie l’espace d’un instant qu’on est trois, pas deux, et détaille son sourire jusqu’à sentir mes yeux piquer et s’embuer.
- Je ne sais pas, dis-je. C’est vous qui voyez.
- Bah non, bêta. On est trois à manger, donc on est trois à décider.
Dans ma tête, une voix crie « Oui, mais vous êtes deux et je suis seul, alors… » et je l’ignore, je fais semblant de m’intéresser aux prospectus des livraisons à domicile, quid du japonais, du chinois ou de la pizza ; en désigne un au hasard, et me terre à nouveau dans mon silence. Ils se mettent finalement d’accord pour une pizza, quand je crois avoir choisi sushis, et tandis qu’il part s’isoler pour passer la commande elle me dévisage tranquillement, un air soucieux lui voilant les yeux.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
La question n’est pas une agression, mais je me replie sous ma carapace invisible.
- Rien, pourquoi ?
- Je ne sais pas. Tu es… bizarre, depuis quelques temps. Parfois j’ai l’impression que tu m’apprécies, et d’autres fois non. C’est parce que je suis une fille, que j’ai cassé un peu votre petite routine ? Ou c’est simplement moi, peut-être, mon caractère… Je ne sais pas, c’est peut-être toi. Mais il y a quelque chose de différent, dans ton attitude, quelque chose qui n’était pas là au début.
Je souris malgré moi. Au début… au début c’était plus simple, parce qu’elle n’était qu’une option, un élément facultatif : je décidais de manger avec eux ou non, de passer du temps avec elle ou non. Mais depuis qu’elle a quasiment emménagé ici, depuis qu’ils ont franchi une à une toutes les étapes préparatoires aux grandes histoires et avec succès, de surcroît, je ne peux plus l’éviter. Et je ne peux plus prétendre. Alors je fais l’inverse : je la nargue, je la rabaisse, je me moque d’elle. Je joue et perds, parce que plutôt que de la faire fuir je la fais s’accrocher, pour comprendre, pour corriger, parce qu’elle est comme ça et que je ne parviens pas à mettre de la distance entre nous. Et j’en ai marre de la savoir si proche, et si loin à la fois, tellement loin…
- Tu t’en fais pour rien, ma belle. J’ai juste l’esprit ailleurs, en ce moment, je suis un peu préoccupé. Le boulot, la famille, tout ça. D’ailleurs je vais aller chercher les pizzas, ça me fera marcher, prendre l’air, un peu. Et puis à emporter il y en a une offerte, non ? J’ai faim.
Elle fait une moue boudeuse, n’y croit pas, ne me croit pas et elle a raison. Mais je suis plus rapide, je prends mes clés, me lève en grimaçant, les jambes ankylosées de les avoir si peu sollicitées aujourd’hui, et sors de l’appartement. Je fais trois pas, m’effondre contre le mur, rampe presque jusqu’en bas des escaliers en m’accrochant désespérément à la rambarde, traverse la cour, passe la porte de l’immeuble ; explose. Les idées, les envies, le dégoût, tout tourbillonne en moi et je m’assieds pour que stoppe ce vertige insensé. Je reste à peine une minute, ça dure des heures, et me force à allumer une cigarette pour me fournir une raison de m’asphyxier. Je passe une rue, deux rues, je l’entends courir derrière moi, comme le premier jour, ses talons résonnent, je vais plus vite ; j’accélère encore, tourne, mauvaise chemin, tant pis, je passe devant le groupe de jeunes qui me demandent une clope, deux euros, ma montre, je n’en sais rien, non, je n’ai rien, désolé. Je regarde par-dessus mon épaule, comme si j’étais traqué, en tout cas je suis suivi, je la vois, elle me voit, je me retourne, elle m’appelle, je l’ignore. J’avance, les bras en avant, je ne vois plus rien, je trébuche, elle me rattrape, je m’enfonce, elle me serre. On tombe sur les pavés, je respire son parfum, j’happe l’air comme je peux, elle me serre toujours, je ne veux plus bouger. Et je ne bouge plus.
Je pense que je me suis évanoui. Mais dix minutes plus tard, on est toujours là, moi dans ses bras, elle qui m’embrasse les cheveux et me répète à l’oreille que ça va aller, tout va aller… J’en profite quelques secondes encore, les capture, précieux trésor, puis me dégage sans violence avant de lui faire face.
- Ca va mieux, c’est bon. Merci.
Elle a gardé ma main dans la sienne, et mon cœur transperce ma poitrine à chaque battement.
- Non, ça ne va pas. Ca se voit, que ça ne va pas. Qu’est-ce qui se passe ?
Je réfléchis aux solutions de repli, n’en voit aucune. En tout cas, aucune viable à long terme. Et je suis fatigué de jouer au salaud irascible. Alors je me lance.
- Qu’est-ce qui te plaît, chez lui ?
Elle n’est pas surprise par la question, ou ne le montre pas ; elle voit même plus loin que sa formulation, et je vois dans ses yeux s‘allumer la lumière d‘évidence qui précise, s‘il le fallait encore, qu‘elle a compris. Tant pis pour mon acharnement de ces dernières semaines.
- Je ne sais pas. Il est… spécial. Différent.
Et je baisse les yeux, parce que ça ne dit rien et tout à la fois ; parce que je le sais autant qu’elle, que je suis d’accord avec elle. Il est différent. Il n’est pas moi. Et je ne suis définitivement pas lui.
Elle resserre son emprise, me broie la main dans une caresse pour m’obliger à la regarder, et quand je relève mes yeux les larmes pointent à nouveau leur petite tête aqueuse.
- Toi aussi tu es différent.
Je m’esclaffe piteusement. Pathétique.
- Non, je ne crois pas. Je ne suis pas différent. Moi, je suis comme tous les mecs, je suis jaloux. Je suis jaloux de toi, parce que tu vois plus mon meilleur ami que moi. Je suis jaloux de lui, parce qu’il a trouvé une fille belle comme jamais, adorable et intelligente, et que je fantasme sur elle depuis que je l’ai rencontrée. Je suis jaloux de celles qui arrivent à m’aimer sincèrement, et à ne pas détourner les yeux quand elles disent voir un futur avec moi. Et je suis jaloux des autres, tous les autres, qui arrivent à vivre sans se poser de questions et réussissent quand même à être heureux.
Elle sourit, se penche vers moi. M’embrasse, d’un baiser chaste mais réel, et mes lèvres s’emparent de ce moment en sachant que ce sera le dernier. Parce que dans ma tête la petite voix a tout observé, n’a rien fait pour m’arrêter mais me signale maintenant que ça suffit, ces conneries. Qu’il y a trop à perdre, et elle a raison. J’ai trop à perdre.
Elle ouvre la bouche, peut-être pour s’excuser, peut-être pour expliquer :je plaque un doigt sur la mienne, un « chut » de gamin, comme un code secret pour dire que j’ai compris, et qu’il n’y a pas besoin de parler. Je l’aide à se relever, et on marche silencieusement jusqu’à la pizzeria. Sur le chemin du retour, elle me prend le bras et je ne la repousse pas, parce qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans son geste, simplement une tentative pour recoller les pots cassés et apprendre à aller de l’avant. Parce qu’elle existe, et moi aussi, et tant qu’il y aura ce trait d’union entre nous, mon meilleur ami devenu son petit ami, il nous faudra apprendre à composer avec. Au pied de l’immeuble, elle s’arrête et se tourne vers moi.
- Tu sais…
Je la coupe.
- Pitié, ne me sors pas un vieux truc, genre « tu en trouveras une autre, bien mieux, et ce sera merveilleux » ou une autre bêtise dans le genre. Par pitié.
Elle me fait un clin d’œil.
- Je vois qu’on a bien appris sa leçon, jeune homme, mais ce n’est pas ce que j’allais dire. Tu sais… tes yeux. Tes yeux, ils sont magnifiques. Ils sont plus beaux que les siens. De ça par exemple, tu n’as aucune raison d’être jaloux.
Elle éclate de rire, compose le code et s’engouffre derrière la porte. Je récupère les miettes, cette bouée qu’elle me lance pour m’éviter de sombrer ; lance un rapide coup d’œil au miroir dans le hall d’entrée et repère, derrière les larmes, les doutes et les fêlures, le bleu de mon iris. Et la petite voix dans ma tête de me confirmer que, une fois encore, elle n’a pas totalement tort.