Pourquoi les gourous du « bien penser » détestent-ils autant cet artiste ?
Du traitement des opinions dites « libres »
On ne peut comprendre Miller, l’auteur, en passant sous silence les aspirations de Miller, l’homme. Ce dernier n’a jamais fait mystère de ses opinions politiques et, surtout, n’a jamais cru bon de les enrober dans la ouate de circonstance exigée par la bienséance occidentale moderne. L’homme a du bon sens et du courage. Des neurones et des couilles, en voilà assez pour faire naître, au moins en France, les pires coliques néphrétiques au sein d’un milieu - artistique donc – qui se veut, par nature (et surtout par ceux qui le hurlent le plus fort) essentiellement de gauche et encouragé par les chantres, creux et fades, du politiquement correct.
Nous n’allons pas ici lancer un débat sur les opinions politiques de Miller, elles n’appartiennent qu’à lui après tout (et à ceux qui les partagent). Le véritable problème que rencontre cet homme provient du fait que les opinions, par chez nous, ne sont pas toutes bonnes à dire.
N’allons pas trop loin et restons-en à la bonne société franco-française. Il est de bon ton, pour un artiste, de dire qu’il est de gauche. Il sera automatiquement applaudi par des moutons excités par les chauffeurs de salles et des media au rabais. A l’inverse,
Il est de bon ton d’avoir peur du flic, censé protéger, et d’encenser le connard, venu vous dépouiller ou pire.
Les raisons d’une telle aberration ? Un complexe issue de la collaboration, une information pervertie par des media idéologiquement partiaux et l’habitude, fort déplaisante, de ne « penser » que dans l’absolu, sans aucune considération pour le réel. Les nazis, dans un autre registre, n’agissaient pas autrement.
Chacun a donc le droit, en théorie, d’avoir sa propre opinion politique dans notre société. En pratique, demandez donc à Faudel ce qu’il pense de la liberté « à la française ». Surtout après son soutien public à Nicolas Sarkozy. Le chanteur Cali, lui, a pu soutenir une inculte incapable et hystérique sans recevoir des huées ou des menaces de mort.
Un poids. Deux mesures.
De la réalité historique
L’une des œuvres les plus récentes et controversées de Miller est 300. Il s’agit là de la bataille des Thermopyles, opposant une poignée de spartiates à l’immense armée perse. Le récit est prenant, le graphisme rustique et envoûtant, l’ensemble possède le lyrisme d’un classique et se base sur une réalité, sans doute approximative mais réelle ; celle de l’Histoire.
Miller défend-il une thèse quelconque dans ce 300 ? Je n’en suis pas certain. Il montre un combat, sanglant, des valeurs, âpres et passées de mode, mais il faudrait être bien malintentionné pour y dénicher autre chose.
Là encore, les habituels gardiens de la Noble Pensée, ignorants par nature, provocateurs par stratégie, vont y voir l’expression d’une malsaine volonté. Il faut pourtant ici se rendre à une évidence simple, bien connue des historiens : l’on ne peut, à l’aune d’un code moral actuel, juger les civilisations anciennes. Il est nécessaire, pour observer le passé, d’ajuster sa vision et de chausser des lunettes permettant non pas seulement de mettre à nu une pratique mais d’en comprendre, en profondeur, le sens.
Le béotien a ainsi jeu facile d’attaquer Miller pour une supposée inclination à la violence alors que cette même violence est au cœur de l’époque étudiée ou, plus modestement, mise en œuvre.
Le monde antique ne connaissait pas l’électricité, cela ne signifie pas pour autant que Miller ne s’éclaire, chez lui, qu’à la bougie. Comprenne qui…voudra. Il est inquiétant, en tout cas, de constater qu’après la novlangue orwellienne, c’est maintenant la réécriture de l’Histoire qui s’impose dans le monde, frileux, de la langue de bois et des petits Juges. Et mettre du piment là où tout le monde attend de la tomate en conserve, c'est déjà irriter les palais les plus frileux et aiguiser l'appétit des rares lecteurs prêts à sortir des voies tracées à la va-vite par les stakhanovistes de l'art.
« La bienséance est la moindre de toutes les lois, et la plus suivie. »
François de La Rochefoucauld
De la liberté de l’auteur
Miller n’est pas seulement qu’une victime de ses sujets, c’est évident. Comme tout auteur, il fait des choix, il prend des décisions, anime ses personnages, fait ressortir certaines facettes, installe une ambiance…bref, s’il dérange, c’est aussi, sans doute, qu’il le souhaite.
Sin City n’est pas un gentil conte pour enfant sage. Sa vision de Batman sort des routes droites et bitumées pour prendre des chemins de terre gadoueux, au charme évident mais au ton provocateur et salissant. Et s’il s’était prudemment coulé dans le moule, son passage sur Daredevil aurait-il autant marqué ? Certes non. Car si Miller ne s’embarrasse pas de compromis sur le fond, il a en son temps malmené jusqu’à la forme. Avec un plaisir coupable et un talent certain.
Les grands auteurs ne sont pas ceux qui vous massent les pieds pendant que vous vous endormez. Ce sont ceux qui vous taquinent, vous maltraitent gentiment, vous picotent et vous tiennent éveillés jusqu’à pas d’heure. L’auteur, le vrai – et surtout le talentueux – ne sera jamais le gendre ou le copain idéal. Il vous fait veiller tard, vous agrandit l’horizon, vous donne
Eh bien, tout cela est présent chez Frank Miller. Ce n’est pas le meilleur scénariste au monde, encore moins le meilleur dessinateur, mais c’est un auteur. Un vrai. De ceux qui ne vous laissent ni indifférent, ni indemne, et pour qui vous avez envie de vous battre lorsqu’ils sont injustement attaqués par des gens dont la lecture se résume, le plus souvent, au Télé 7 Jours de la semaine ou au dernier Christine Angot, le premier exemple n’étant certainement pas le pire sur le plan littéraire.
Miller est inspiré, c’est une évidence. Miller est-il pour autant libre ?
En son for intérieur, certainement. Dans ses œuvres, il bénéficie de la liberté que les éditeurs lui laissent et que les lecteurs lui prêtent. Son aura peut certainement, de nos jours, panser certaines éraflures faites au consensuel, mais il n’en demeure pas moins que ses choix, à contre-courant, et son style, novateur, ont toujours été des paris artistiques plus que des révérences au culte de la girouette et du vent dominant.
Il est facile (sans vouloir faire offense à la profession ou renier la charge, immense, de travail) pour un médecin d’être « libre ». Il suffit de suivre le serment d’Hippocrate. Il est aisé, pour un électricien, de bien faire son travail. Mais, pour l’auteur, à la liberté fragile et si essentielle, il s’agit d’un perpétuel jeu d’équilibre entre ce qui lui rapportera à manger et ce qui lui donnera, sinon l’estime de ses pairs, du moins la confiance de certains lecteurs. Miller est de ceux qui ont su, avec une sincérité et une habileté hors du commun, concilier l’inconciliable et aller, parfois, un peu au-delà.
Un auteur qui écrit sans se faire d’ennemis est comme une gnôle qui s’écoule sans grimaces. Convenir à tous les gosiers, surtout les plus tendres, dénote un manque de caractère. Ou, au moins, de puissance.
Le vieux Frank ne manque ni de l’un, ni de l’autre. Et si ses écrits ont parfois l’odeur de la poudre, il faut se rappeler qu’ils ne tuent pas. Au contraire de certains de ses opposants.
“Mighty cultures are almost never conquered, they crumble from within.”
Frank Miller
“Well, okay, then let’s finally talk about the enemy. For some reason, nobody seems to be talking about who we’re up against, and the sixth century barbarism that they actually represent. These people saw people’s heads off. They enslave women, they genitally mutilate their daughters, they do not behave by any cultural norms that are sensible to us. I’m speaking into a microphone that never could have been a product of their culture, and I’m living in a city where three thousand of my neighbors were killed by thieves of airplanes they never could have built.”
Frank Miller
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