L'appropriation
Les bonnes histoires nous touchent.
On peut être touché dans son corps et dans ses sens.
Une bonne histoire nous touche au corps parce qu’elle nous révèle Autre, irréductible justement à ce corps que nous mettons souvent en avant ou en retrait. Nous nous reconnaissons alors tout à fait nous-même et tout à fait Autre.
Une bonne histoire nous touche dans nos sens, quand elle nous émeut, littéralement nous fait nous mouvoir, nous met en mouvement, intérieurement et/ou extérieurement. Le mouvement intérieur n’est possible que si nous sommes prêt, si nous n’avons pas peur de notre peur.
Une bonne histoire peut nous aider à avoir moins peur.
Le mouvement extérieur est toujours un mouvement vers les autres. Quand l’histoire est bonne, j’ai envie de la vivre, de la partager avec d’autres.
Mais pourquoi et comment une histoire nous touche-elle ?
Nous nous identifions à une histoire. L’histoire doit résonner en nous. Quelque chose de cette histoire active notre mémoire la plus enfouie, la mémoire sémantique. Cette activation nous aide à « reconnaître » cette histoire. Elle est racontée là devant nous, mais elle était déjà là en nous, depuis bien longtemps.
Elle fait écho à quelque chose en moi, quelque chose de semblable et de différent. Quelque chose que je reconnais et qui m’échappe à la fois. C’est dans l’écho de cette histoire que moi, Narcisse, je me reconnais, moi-même et Autre. C’est dans ce double mouvement reconnaissance/fuite que je peux me lever pour m’approprier cette histoire.
Je la fais mienne, je l’aime. Elle ouvre en moi le désir. Je veux lui plaire et la raconter à mon tour à d’autres. Mais ce n’est plus l’histoire que l’on m’a raconté que je vais dire, c’est mon histoire. Et comme elle a su touché l’Autre en moi, je sais qu’elle va pouvoir en toucher d’Autres.
L’appropriation n’est pas seulement personnelle, elle peut et doit être aussi collective. Les bonnes histoires véhiculent un sens archétypique qui nous touchent collectivement.
Elles sont sérielles, c’est à dire qu’elles se développent sous forme d’épisodes qui peuvent se suivre linéairement ou non et qu’elles se répètent ou plutôt se renouvellent sans cesse.
Tout le monde connaît ces séries américaines. Elles s’arrêtent sur un suspens si fort qu’on attend la suite avec une telle impatience. On l’invente même le lendemain devant et avec ses collègues ou ses amis. Ces histoires incitent ainsi à la participation de tous.
Ce coïtus interruptus génère une frustration que nous assouvissons en inventant la suite, et ce travail, devenant collectif, s’enrichit. Le prochain épisode, grâce à l’histoire collective ainsi créée, qu’il la confirme ou l’infirme, viendra activer plus profindément encore notre mémoire sémantique.
Il n’y a finalement que peu d’histoires et toutes ont probablement été déjà écrites ou racontées sous une forme ou sous une autre. Toute histoire est donc la répétition d’une autre que nous connaissons consciemment ou inconsciemment, et en même temps la préfiguration de celle que nous raconterons ou qu’un Autre nous racontera. Ces répétitions que l’on peut trouver jusqu’au sein même des histoires ne sont pas des redondances, mais plutôt des phares qui viennent ça et là éclairer notre mémoire pour notre plus grand plaisir.
Les bonnes histoires sont le plus souvent faites d’un faisceau d’intrigues ou différents personnages chevauchent différents temps. Cette abondance adresse la multiplicité des facettes de nos personnalités, elle adresse la diversité des Autres. Chacun peut s’identifier à un personnage, faire sienne une intrigue et tisser son fil avec celui de l’Autre.
Cette multiplicité se croise avec la sérialité pour créer une étoffe forte et chamarrée qui saura nous réchauffer de son épaisseur et de ses couleurs. Ce croisement de temps, d’espaces et de personnages fait écho avec la délinéarité de nos vies, délinéarité toujours plus grandissante dans le monde numérique d’aujourd’hui. Les histoires ont commencé par des chansons de gestes, elles se sont poursuivies dans le livre qui figeait beaucoup de choses, elles ont continué à devenir plus concrètes encore avec le cinéma. Aujourd’hui, elles éclatent sur tous les media, délinéarisées dans le temps et dans l’espace, en accord ou en désaccord, c’est selon, avec l’éclatement du monde.
Peut-être demain, de nouveaux conteurs apparaîtront pour rassembler les auditeurs dans un même lieu, autour d’une même histoire.
Peut être demain, les histoires seront les seules machines à courber le temps pour parodier l’expression de l’écrivain Nicolas Dickner à propos des livres.
Toute histoire doit courber le temps de celui qui l’écoute. C’est bien cela le plus grand luxe que nous offre aujourd’hui le storytelling : le temps.
Le storytelling nous redonne du temps… pour nous même.
Ecrit par: Jean Yves Le Moine
Posté par: Morgane Craye
Publié sur: levidepoches/planning stratégique
Pour plus d'information cliquez ci-après pour lire le rapport d'innovation "le Storytelling" réalisé par les membres de courts circuits