A propos de Mort d'un Critique de Martin Walser (éditions des Syrtes).
Voilà un livre qui a pris de la marge (& pas la dernière) au fur & à mesure que je me suis laissé fondre dedans. C'est assez rare pour le noter: ce genre de bouquin qui vous emmerde ou presque pendant cent pages avant de vous retourner comme un gant. De Martin Walser je ne connaissais rien mis à part son nom qui m'était familier (l'écrivain de miniatures mort d'avoir trop promené dans la neige) & qu'une fine mais tenace couche de scandale lui collait encore aux basques. Aussi abordai-je la lecture de Mort d'un critique avec pas mal de curiosité en me disant que ça ferait un allemand en plus dans La Bruyantissime & que c'était déjà pas si mal...
Un essayiste versé la mystique interrompt brusquement son voyage en Hollande pour venir prêter main forte à un ami écrivain, un certain Jean Ris (Hans Lach dans la version allemande... à noter que tous les noms du roman ont été « traduits » en français &, franchement, bof), lequel est accusé d'avoir tué le célébrissime & caractériel & narcissique & burlesque critique littéraire ultra médiatisé: André Roi-Desaulneurs (tout un programme). Les preuves contre Jean Ris sont bien sûr accablantes sinon ça ne serait pas marrant. En plus le crétin a menacé Roi-Desaulneurs devant témoins parce qu'il avait assassiné son livre dans son émission: AUDIENCE. Michael Landolf, le narratuer, va mener une enquête aussi scientifique que métaphysique (voire plus) pour prouver l'innocence de son ami.
Seulement voilà, le corps reste introuvable...
Bien. Jusqu'ici rien que des choses très classiques. Dans l'apparence en tout cas. La première partie, qui expose les faits & une galerie de portraits du milieu littéraire/bourgeois bavarois (un peu à la manière de Thomas Bernhard dans son Maîtres Anciens), à un côté précieux & mouligasse qui découragerait presque & on se surprend à relire ces quelques lignes de la quatrième qui promettaient plus de rock'n'roll: « Roman polémique, Mort d'un Critique a suscité des débats passionnés en Allemagne ». Mouais. On a un peu du mal a y croire tant l'eau reste plate & ce malgré une très belle écriture. Voilà donc que je farfouille sur le net pour comprendre de quoi il s'agit. Éclaircissements: Martin Walser qui, avec Döbling & Gräss, est considéré comme l'un des plus grands écrivains allemands de l'après guerre, a connu un parcours aussi trouble que celui de l'auteur du Tambour. Il aurait adhéré au parti nazi en 44 (il n'avait que 17 ans) puis serait devenu un des piliers du Groupe 47, aurait sympathisé avec les communistes dans les années 70 avant de connaître quelques polémiques, notamment à cause de propos tenus sur l'Holocauste qui à défaut d'avoir été suffisamment clairs ont laissé planer l'incompréhension (La Bruyantissime pense à son célèbre discours de réception du Prix de la Paix des libraires dans lequel il fustigeait l'instrumentalisation de la Shoah & s'alarmait que si tout était interprété à l'aune de l'Holocauste l'écriture n'était plus qu'un « slalom au milieu du politiquement correct ». Lorsque Tod eines Kritikers sort en Allemagne en 2002 c'est une nouvelle controverse. Walser s'en prend violemment au critique littéraire le plus puissant outre-Rhin: Marcel Reich-Ranicki (André Roi-Desaulners dans la version franzouse, André Ehrl-König dans la version originale). Le point d'achoppement c'est que Reich-Ranicki est un juif rescapé du ghetto de Varsovie. Les détracteurs de Walser vont en profiter l'accusant d'antisémitisme, le Frankfurter Allgemeine Zeitung (dont Reich-Ranicki fut le chef culturel & qui avait pourtant soutenu Walser lors du débat qui suivit son discours du Prix de la Paix) refuse de publier des extraits du livre & lance un débat qui fit long feu.
Il est hors de question, dans ces quelques humbles lignes, de plonger dans la dispute mais il est évident, après relecture, que Walser joue ironiquement avec la culpabilité allemande, n'épargnant pas une seule fois le personnage de Roi-Desaulneurs. Quoiqu'il en soit, le roman, & c'est ce qui à mon sens en fait un bon livre, se métamorphose dès le deuxième chapitre. La petite musique de Walser fait son effet. Le monde étrange & obscur qu'il ouvre sous nos pieds devient franchement intriguant. Le sujet dévie diamétralement de trajectoire. On ne s'en rend pas compte tout de suite car Landolf continue ses investigations « policières » mais ce n'est plus sur Jean Ris & sa soit-disant victime (on aura droit à la surprise du chef... soit l'apparition sur médiatisée du corps de Roi-Desaulneurs) mais sur une vérité bien qui lui est plus intime.
A plusieurs reprises apparaissent des entretiens entre l'accusé & le narrateur. Entretiens qui se soldent toujours par de longs silences. Ces atonies sont pourtant significatives & mêmes essentielles - évidemment nous ne le savons pas encore. Landolf se démène contre tous ( TOUS = le microcosme ridicule & caricatural de la littérature médiatique allemande) pour prouver l'innocence de Jean Ris. Il rencontre tous les personnages qui ont, de près ou de loin, assisté à l'émission & à la soirée qui a suivit. Pérégrin l'ami de toujours, l'éditeur infatigable, Bernt Streiff l'écrivain raté « champion de l'insuccès », René Henri-Collet (frère & soeur... oui oui) l'éminence grise, le pygmalion... Tous parlent du critique comme indispensable à leur existence (« Tant que Roi-Desaulneurs parle de moi j'existe » soupire l'un d'entre eux). Tous dissimulent aussi tant bien que mal leur haine du critique. Cette grande salade d'attraction/répulsion fait de chacun le parfait meurtrier. Puis il y a l'étrange Julia Pelisse, femme (& bientôt) veuve de Pérégrin, remplie jusqu'à la gorge, qu'elle a sensuelle, de saturnisme & qui détient l'une des clés du ro___LA clé du roman. Mais voilà, on a vu Jean Ris proférer des menaces, on se souvient qu'il a écrit un livre d'aphorismes, Du désir d'être un criminel, où chaque phrase pointe le doigt vers son auteur &, surtout surtout: Jean Ris passe aux aveux. Patatras & repatatras!
C'est à ce moment précis, où l'accusé « accepte » son sort & où il fait un séjours dans une clinique psychiatrique, que le roman bascule du côté obscur de la force. Vrai de vrai mes loulous! On parle de crime antisémite (sic), on relit ses oeuvres à l'aulne de son crime dément. La Bourse d'opinions est intraitable. Jean Ris à beau revenir sur ses aveux rien n'y fera, il est condamné tout en recevant les félicitations de ceux qui n'ont pas osé en faire autant. Les longues & attractives pages où il envoie ses enregistrements shizophrènes à Landolf ouvrent une nouvelle perspective. Il faudra attendre les toutes dernières pages pour démêler l'écheveau que Walser s'est échiné à tisser. Pourtant, dès les premières lignes le narrateur écrit que pour venir en aide à son ami il a du stopper l'écriture d'un essai dont le titre est De Suso à Nietzsche & dont voici la thèse: « ... ce n'est pas avec Goethe dont Nietzsche a avidement profité que la première personne fait son apparition dans la langue allemande (& dans la gueule des romantiques!), mais les initiateurs en sont Suso, Eckhart & Böhme [...] les mystiques avaient déjà intensément vécu l'importance du Moi, autant que Goethe & que Nietzche après lui. A la seule différence que ce n'est pas avec des filles, des hommes ou des femmes, qu'ils furent tour à tour heureux ou malheureux, mais dans leur relation avec Dieu ». Cette phrase inaugurale brille d'un éclat particulier lorsque vient le moment d'aborder la troisième & dernière partie du livre. Elle en révèle le véritable enjeu. Toutes ces petites bizarreries qui nous avaient agacé, détourné, trompé, s'expliquent l'une après l'autre. Quelques détails étranges reviennent à la surface, les silences entre Landolf & Ris (comment pourrait il en être autrement maintenat que l'on sait?), les enregistrements de l'asile. L'exaltation romantique (au sens littéraire du terme, c'est à dire l'exaltation du Moi, du Je) infléchit une lecture nouvelle, schizophrène à nouveau car il se pourrait bien que Landolf & Ris ne soit qu'une seule & même personne. Le hic est bien là.