Environ vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un général italien est missionné, par un accord bilatéral, pour récupérer en Albanie les corps des soldats tombés au combat. Une longue quête commence pour ce général, accompagné d'un prêtre, entre montagnes et mer, entre souvenirs épars et étrange réalité, entre les mauvaises routes cahotantes et les séjours à l'hôtel...celle de récupérer des fantômes redevenus poussière afin de les rendre à leur famille. Petit à petit, au fil des saisons, des semaines, des mois, ce général pas comme les autres, devient le général d'une armée morte sur laquelle plane une ombre aussi impalpable que continuellement présente:
Derrière le récit d'une quête oscillant entre le sacré et le comique, Kadaré esquisse avec subtilité et tendresse les contours de l'âme, des âmes de son Albanie. Cette Albanie faite de fierté, d'âpreté, de douleurs, de résistance et de fraîcheur. Un pays de montagne où le moindre recoin se révèle être d'une infinie poésie, celle des bergers aux chants d'une immense tristesse, celle qui porte la perte, celle que porte la vendetta, celle qui fuse des fusils, celle qui veut laver l'honneur. Des figures emblématiques viennent interpeller le général italien au cours de sa quête: ainsi ce berger descendu seul de sa montagne, le fusil à l'épaule et fauchant jusqu'à son ultime souffle les envahisseurs; ou encore ce vieux terrassier....terrassé par les restes d'un ennemi enseveli depuis vingt ans, image de l'infinie douleur, de l'inextinguible souffrance, de l'immense haine d'un peuple qui jamais n'a voulu se soumettre au cours de son histoire tragique, ballotté entre les persécutions ottomanes et chrétiennes.
La quête promène l'errance du général sur des terres arides, noires, coincées entre les montagnes inhospitalières et les mornes plaines où se déversent pluie et neige sous un vent lugubre et froid. Très vite, le temps n'existe plus, il s'étire jusqu'à rester immobile: les villages, les hommes et les femmes, ne semblent pas avoir changé depuis des siècles....même le communisme semble être enlisé dans ce particularisme temporel. Les êtres comme les choses ne suivent qu'une seule et unique chose: la coutume immémoriale, racontée par les contes, les chants gutturaux, les paysages immuables. Celle qui fabrique un peuple courageux, sans passion, respectueux des coutumes et qui joue une histoire où le tragique ne peut être que la toile de fond (la scène où le général emmène le prêtre assister à un repas de noces est d'une intensité extraordinaire et d'une violente poésie porteuse d'une immense émotion).
"Le général de l'armée morte" est un roman où cohabitent plusieurs formes littéraires telles que le conte ou le journal intime et qui est construit comme une pièce de théâtre, au détail amusant: le général italien ne verra de ce pays méditerranéen que le vent, la pluie, la neige et la boue; sa quête commence sous la neige, triste et glauque, pour s'achever de la même façon, pluie et neige glauques....l'exergue avait pourtant prévenu le lecteur "Tenez, je vous les ai ramenés. Le terrain était rude et le mauvais temps s'est acharné sur nous." Un roman où souffle le vent d'une belle écriture puisant sans relâche dans les racines poétiques des paysages tourmentés d'une Albanie, ilôt surréaliste isolé dans ses montagnes, engluée dans un temps qui n'existe que pour elle. L'émotion et le rire se croisent et s'emmêlent à chaque page, l'horreur et la beauté sont parfois effrayantes tandis que le lecteur est embarqué dans un voyage où le temps n'est plus de mise.