Alain Bauer, propriétaire de la société privée de conseil en sécurité AB Associates – mais se présentant comme « criminologue » – s’est fait charger en 2007 d’une mission sur la formation et la recherche en matière stratégique, après avoir été nommé en 2003 président d’une instance liée au ministère de l’Intérieur, le conseil d’orientation de l’Observatoire national de la délinquance. Après la remise du rapport de mission le 20 mars 2008 1, il s’est fait confier une « mission de préfiguration » dans laquelle il a délégué le volet « développement de la criminologie à l’Université » à Pierre Tournier, directeur de recherches au CNRS, et Xavier Raufer, un journaliste qui a obtenu récemment un doctorat de géographie et se présente comme « directeur des études et de la recherche du département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines de l’Université Paris II » 2. Ces personnalités ont par ailleurs exprimé les conceptions (diverses) qu’elles se faisaient de la « nouvelle criminologie » qu’elles appellent de leurs vœux 3. Leurs projets partagent néanmoins plusieurs orientations fondamentales plus globales, visant la réorganisation de la recherche sur la « sécurité intérieure », qui nous semblent des plus dangereuses pour l’avenir de la recherche publique.
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Une volonté de regrouper et contrôler
Le rapport Bauer préconisait la fusion de l’Institut national des hautes études de sécurité (INHES) avec l’Institut d’études et de recherches pour la sécurité des entreprises (IERSE) et celle de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) avec le Centre des hautes études de l’armement (CHEAr), le tout sous l’égide d’un Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique rattaché fonctionnellement au Premier Ministre mais dont les orientations seront fixées par le chef de l’Etat. Mais ce rapport dépasse le sort de ces structures administratives. Par le biais du « terrorisme », de la « criminalité organisée » et de la « sécurité globale » (mentionnée 43 fois dans le rapport !), il s’ingère également dans l’organisation de l’enseignement et de la recherche en matière de délinquance et de justice pénale. De même, il ressort d’un projet diffusé en juillet 2008 par M. Tournier qu’il s’agit de centraliser les données, les financements incitatifs de recherche, la formation universitaire et la réalisation de la recherche.
Une conception biaisée de la connaissance scientifique
Pareil projet pose d’abord un problème de conception. Ce que l’on y nomme « criminologie » consiste à réduire l’étude de la délinquance et du domaine pénal aux dangers du monde et aux nouvelles menaces. M. Tournier avait pourtant rédigé dans le rapport (p. 48) de la mission Bauer un avis minoritaire qui dénonçait des “approches où tout est dans tout et réciproquement. Une telle approche n’est pas nécessairement neutre, idéologiquement. Elle peut être révélatrice d’une pensée ‘catastrophiste’, voire ‘apocalyptique’… qui consiste à dramatiser l’insécurité, à en faire la question sociale centrale, à utiliser à tout propos des métaphores guerrières, pour en arriver à militariser l’ensemble des questions de sécurité”. Il est navrant de le voir, au moment de la mise en œuvre, s’associer aux défenseurs de cette conception.
Par ailleurs, dans cette conception de la recherche, les scientifiques sont réduits à de simples techniciens qui n’ont de scientifiques que leurs méthodes et qui deviennent, pour le reste, de simples exécutants chargés d’étudier les « menaces » qu’on leur désignera.
Un bilan tendancieux de l’existant
Le rapport Bauer est insultant pour la communauté scientifique : il qualifie la recherche française de “trop politisée, entraînant un dépérissement de la pensée”. Il est vrai que ce jugement vient d’une commission dénuée elle-même, par sa composition, de légitimité scientifique. Il est vrai également qu’elle juge à l’aune de la conception qu’elle se fait de la « criminologie » et d’une prose qui n’a jamais franchi la barrière du comité d’évaluation d’une vraie revue scientifique. Il est vrai enfin que l’on ne voit pas quel crédit accorder à des « experts » à la fois juges et parties qui déploient un plaidoyer pro domo au service de leurs intérêts particuliers. Il est en tous cas frappant de lire pareil jugement au moment où, dans le domaine pénal, de grands réseaux et projets scientifiques européens sont à pilotage français.
La confusion entre recherche et expertise
Ce projet entretient d’autre part une confusion préjudiciable entre les fonctions de recherche et d’expertise. Que l’administration française tente d’améliorer sa capacité à tenir compte de la production de savoirs scientifiques serait en effet bien utile. Mais la fonction d’expertise auprès de l’administration, elle-même, ne prospèrera vraisemblablement pas avec une méga institution qui devrait tout faire, le contrôle des données, celui des financements incitatifs, l’orientation de l’enseignement et de la recherche, la réalisation d’expertises, de bilans et d’évaluations… le tout sous le regard sourcilleux d’une tutelle administrative et politique très proche. Elle n’a au contraire de chances de réussir que si elle laisse la production de données quantitatives aux statisticiens publics, le financement de la recherche aux agences et établissements qui en sont chargés ou aux différents ministères selon leurs besoins, l’organisation de l’enseignement et de la recherche aux scientifiques. Ainsi allégée de tâches indues, elle pourrait adopter un modèle léger d’un aréopage de savants, comme le Conseil d’analyse économique, qui acceptent pour un temps limité de conseiller l’administration en mobilisant des savoirs et des données pour diagnostiquer et évaluer.
Vers la pensée unique
Comme le montrent les expériences étrangères, confier à une administration unique le soin d’organiser toute la recherche dans un domaine est un modèle obsolète. La tendance est au contraire à la constitution de réseaux servant de viviers à la constitution de consortiums européens et/ou internationaux non permanents. Les pays où la recherche sur le crime et les questions pénales est la plus dynamique sont précisément ceux où l’on trouve le plus grand nombre d’universités et d’équipes investies dans ce domaine, et où les sources de financement publiques et privées sont les plus diversifiées, comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Les structures gouvernementales qui existent dans ces pays peuvent chercher à orienter la recherche (notamment via les appels d’offres), mais elles ne visent pas à la contrôler pour lui imposer les orientations politico-idéologico-administratives du gouvernement en place. Si des ministères peuvent soutenir la recherche dans leur domaine de compétence par des partenariats avec des EPST ou des universités, et l’orienter par le biais de Groupements d’Intérêt Public (GIP) comme la Mission de recherche droit et justice ou la MiRe, il demeure que c’est au sein des établissements scientifiques que doit s’effectuer principalement la production de connaissance, dans des conditions d’indépendance et de pluralisme que seules ces structures peuvent offrir à la recherche. Ce serait une catastrophe scientifique que de faire dépendre cette dernière de la bienveillance d’un organisme engoncé dans une conception obsessionnelle de ce que la « science criminologique » doit produire. Prétendre centraliser les financements de la recherche tout en s’assurant le monopole de la conservation et de l’interprétation des données du domaine pénal, c’est inévitablement déboucher sur une pensée unique étroitement assujettie à des préoccupations politiques et opérationnelles.
Développer une « nouvelle criminologie » à l’université ?
C’est dans ce cadre qu’a surgi récemment l’idée de développer dans les Universités (jusqu’à créer une nouvelle section du CNU) une discipline nouvelle en France : la « criminologie ». Qu’en penser ? Cette discipline existe comme telle dans beaucoup d’autres pays où elle a acquis un statut scientifique éminemment respectable. Que l’on soit en France sociologue, psychologue ou pénaliste, travaillant sur le crime, beaucoup de nos partenaires étrangers sont des « criminologues ». L’on a pourtant tort d’opposer une « exception française » à un « modèle étranger » dont on fantasme l’homogénéité. En réalité, la criminologie s’est développée comme discipline universitaire dans un certain nombre de pays mais selon des modalités très différentes. Aux Etats-Unis, il s’agit de départements de sciences sociales. En Europe, au contraire, il s’agit généralement de sections de facultés de droit. Encore faut-il distinguer les pays de Common Law où les écoles de droit ont une conception du droit assez faiblement normative pour accueillir des secteurs de recherche empirique et les pays romano-germaniques où la tradition de droit légiféré durcit la conception normative du droit et rend toujours difficile la coexistence avec des recherches empiriques. Il faudrait encore distinguer les pays (comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne) où le pénal constitue un secteur important et autonome du droit public de ceux comme la France où il est réduit à une portion congrue du droit privé. En France, le développement de l’enseignement universitaire de la criminologie s’est borné pour l’essentiel à des instituts de criminologie des facultés de droit, dispensant le plus souvent un enseignement marginal par rapport aux diplômes réguliers.
Si l’enseignement universitaire reste peu développé, la recherche sur les problèmes criminels est en revanche en forte croissance, comme le montre l’émergence d’un pôle et de plusieurs réseaux d’importance européenne. Pourquoi ce décalage entre le développement de la recherche et la stagnation de l’enseignement ?
* La première et principale raison tient à l’incertitude qui pèse sur les débouchés. L’accès à la plupart des professions pénales est verrouillé par l’existence d’écoles professionnelles dont rien n’indique la prochaine disparition. Peut-on imaginer un enseignement universitaire de criminologie antérieur au passage par ces écoles ? Il faut distinguer selon les cas. Pour les deux grandes professions du champ – la magistrature et le barreau – ce serait probablement difficile car le pénal y constitue un secteur encore insuffisamment développé (l’impact médiatique est trompeur). Pour les personnels d’exécution de la police ou de l’exécution des peines, il n’y a pas de formation universitaire en dehors des DU des instituts de sciences criminelles. Pour le personnel d’encadrement de ces secteurs, on pourrait certes envisager un cursus universitaire spécialisé mais il risquerait de faire alors double emploi avec les écoles professionnelles.
* A supposer que le problème des débouchés ait trouvé une solution favorable, resterait encore à savoir où loger la nouvelle discipline universitaire. Les rares enseignements se trouvent généralement dans les facultés de droit, du moins si l’on se borne à l’appellation « criminologie » ou « sciences criminelles ». Mais il s’agit rarement de producteurs actifs de savoirs nouveaux. La production de savoirs – surtout de niveau international – est pour l’essentiel concentrée en sciences sociales, principalement en sociologie, science politique et histoire. Comment résoudre la difficulté, alors qu’un enseignement coupé des centres vivants de recherche reconnus internationalement aurait toutes chances de végéter et d’avoir du mal à obtenir une reconnaissance européenne et internationale ?
* Troisième problème : une discipline scientifique ne se définit pas par son objet d’étude, surtout quand cet objet est finalement assez étroit. Si une telle conception présente l’avantage de mettre en lumière la spécificité de l’objet, elle présente en revanche l’inconvénient d’incliner à des explications de l’objet par lui-même qui tournent en rond. Elles contribuent alors moins au progrès des savoirs qu’à la légitimation scientifique de croyances de sens commun. L’histoire médiocre de la criminologie en France tient peut-être pour l’essentiel à cette myopie constitutive.
S’il s’agissait encore de fonctionner à l’intérieur d’un seul paradigme… mais la difficulté est encore aggravée si l’on prétend réunir dans un seul ensemble des paradigmes aussi différents et peu compatibles que l’empirique des sciences sociales, le normatif du droit et la clinique de la psychopathologie. Ne risque-t-on pas de produire un champ clos de rivalités pour la prééminence ou de fragmentations où chacun vaque à ses occupations sans s’occuper de ses voisins ? Bien des départements de criminologie fonctionnent en réalité selon un de ces modèles. Est-il possible de développer un enseignement criminologique qui échappe à cette difficulté constitutive ? Qu’il existe dans plusieurs pays un enseignement de criminologie ne suffit pas à prouver l’excellence de cette solution, surtout quand l’homonymie cache en fait des situations très différentes les unes des autres.
* Quatrième difficulté : est-il actuellement opportun d’envisager – comme le font les promoteurs de ce projet – la création d’une section supplémentaire au sein du Conseil national des Universités qui en compte déjà beaucoup ? Dans le système universitaire tel qu’il existe, il est douteux que les tenants des différentes disciplines qui s’intéressent aux questions pénales, mais la plupart du temps ne se reconnaissent pas dans une quelconque « criminologie », souhaiteront abandonner une discipline bien établie et valorisée pour se rattacher à une « discipline » en réalité aussi nébuleuse dans ses fondements que dans son contenu. Et les expériences étrangères montrent qu’il ne suffit pas d’enfermer tous ceux qui s’intéressent au crime dans une même institution pour qu’ils pratiquent une réelle interdisciplinarité, voire même pour qu’ils se parlent simplement davantage…
Les Universités françaises doivent-elles vraiment se fixer comme priorité la création d’une discipline supplémentaire sans cohérence scientifique et aux débouchés hypothétiques, développée dans le cadre de projets visant au contrôle politique de la production de connaissances ? Nous – chercheurs au CNRS, enseignants chercheurs à l’Université ou dans des EPST assimilés, travaillant tout ou partie sur des sujets liés à la question de la criminalité et de son contrôle social – pensons que c’est une mauvaise idée, qui sert manifestement des intérêts et des projets qui ne sont pas d’abord ceux de notre communauté scientifique et qui pourraient même menacer l’identité et l’indépendance de la recherche publique.