Venons-en aux superbes installations de Cildo Meireles à la Tate Modern (et bientôt au MACBA à Barcelone). Pourquoi suis-je souvent si sensible aux installations ? Sans doute parce que le spectateur y devient un peu acteur, qu’il bouge, qu’il s’engage, que ses perceptions ne sont plus seulement visuelles ou auditives, mais qu’elles deviennent aussi tactiles, sensuelles, olfactives. Aussi parce que je m’y sens souvent, sinon en danger, en tout cas en déséquilibre, hors du terrain quotidien des cimaises, et que je veux croire qu’un rien pourrait basculer, déraper, overdoser, m’emporter ailleurs. Et aussi parce qu’on peut y privilégier le sensible sur le pensé, le corps sur le cerveau, le plaisir sur la raison (chose hélas un peu trop rare). Mais encore faut-il que les installations aient du sens, ne soient pas trop grandiloquentes ou esbrouffantes, qu’on échappe à la fête foraine, et, à mon goût, que les moyens soient économes (comme chez lui) pour une sensation maximale. Eh bien, dans cette exposition, j’ai été comblé.
Through (A travers) est une immense installation qu’on doit décrire en trois temps : d’abord, sous nos pieds, le verre pilé que nous écrasons bruyamment à chaque pas, détruisant encore plus l’oeuvre de manière, je l’avoue, assez jouissive (mais, d’abord, seul dans la salle, je n’ose pas, je demande la permission au gardien). On ressent le danger, on transgresse un interdit, on brise des contraintes. Ensuite, devant nous, des barrières transparentes, organisées en six carrés homothétiques, bloquent ma voie, mais pas ma vue; ce sont des barrières, des claies, des rideaux de perles, des stores, des grillages, des rideaux de douche, des barbelés, des panneaux de verre et des aquariums où même les poissons sont transparents. Et le spectateur tente d’avancer dans ce faux labyrinthe, contourne, évite, navigue entre les obstacles, tout en pilant joyeusement le verre au sol. Enfin, au centre, violemment éclairée, une énorme boule de cellophane froissée, d’un rayon d’au moins un mètre, est devenue opaque du fait de sa densité; on imagine les crissements, la symphonie qui a dû accompagner sa construction, son froissement. C’est l’idole dans son saint des saints, l’arche sacrée vers laquelle nous tentions de progresser, mais que nous ne pouvons approcher davantage, soleil blanc, métaphore de l’univers. On vient d’expérimenter le permis et l’interdit, le oui du gardien et le non des barrières, l’écart entre le regard, libre, et le toucher, contraint, et on se retrouve face à une vérité insaisissable, mystique.
Dans la même salle, Mission-Missions (Comment construire des cathédrales). Il faut écarter un rideau noir et reprendre son souffle : au sol, cerné de 80 dalles de ciment sur lesquelles le visiteur circule, un trésor brillant, tout l’or des Incas (ou, dans ce cas, plutôt des Guaranis), un tas brillant de pièces, 600 000 pièces d’un penny, les unes neuves et brillantes, d’autres plus usées et mates, qui forment un chatoiement doré hypnotisant dans lequel on aimerait plonger. Au dessus de nos têtes, presque à nous toucher, un plafond d’os, 2000 os de bovins (Meireles a envisagé d’utiliser des os humains, mais c’était “un peu compliqué” dit-il). On courbe l’échine, oppressé entre la blancheur dorée des os et les ors ondoyants du sol : danger de s’aventurer sur ces sables mouvants, danger de se cogner à ces fémurs massifs et menaçants. Au centre, fragile, ténue, une colonne relie sol et plafond : supporte-t-elle l’ensemble ? A-t-elle assez de force, malgré sa fragilité apparente, pour être l’armature même de l’édifice ? C’est une colonne d’hosties (800 hosties, Meireles aime la précision des chiffres). La transsubstantiation aurait-elle le pouvoir miraculeux de soutenir ce ciel de squelettes ? Assistons-nous à une scène religieuse, une résurrection, un jugement dernier ? Ce n’est pas là l’intention de l’artiste, dont le discours est plus convenu et plus politique : le pouvoir de l’argent (au sol) et le pouvoir spirituel conjugués ne peuvent amener que la mort (au plafond), illustration pour lui des méfaits des colonies jésuites au sud du Brésil et au Paraguay (exemple d’utopie communiste chrétienne assez particulière). Certes, mais j’aurais préféré ne pas savoir et me croire devant une pièce religieuse, mystique, je crois; en tout cas, on en ressort troublé.
Encore une installation pour aujourd’hui, les autres demain. La salle rouge de Red Shift / Impregnation m’a paru moins forte, plus simpliste que la plupart des autres installations de l’exposition : une grande pièce où tout, absolument tout est rouge. C’est déroutant, distrayant, étrange, mais le spectateur, même s’il peut fouiller dans les placards ou le frigo, reste spectateur, à distance, devant cet effort décoratif plutôt ridicule. A côté, l’immense flaque rouge sortie d’une minuscule bouteille est assez tragique : désastre écologique ou conte de fées qui aurait mal tourné.