Si le carrelage avait été un miroir, j’y aurais sans doute vu mon regard vitreux et mon sourire aussi instable que les façades des maisons dans le fleuve la nuit dernière. Je me serais contemplée liquide, comme si l’alcool déversé dans mon sang submergeait ma chair… Mais sur les carreaux blancs cadrés de noir, je ne peux voir que le reflet des lampes suspendues aux murs. J’incline la tête pour faire remuer les petits points lumineux et leur donner une signification, comme dans ces jeux où il faut relier des numéros au crayon à papier pour leur donner la forme d’un dessin, souvent asymétrique et imprécis.
Je pense à voix haute “je n’aime pas trop cette musique“. “Moi, si.”. “Enfin, chaque chanson prise individuellement ça va, mais le problème c’est que je ne distingue pas de différence entre les titres ; il n’y a pas de mélodie et on n’entend pas les textes.” “C’est shoegaze.” “Oui mais non, il y a du shoegaze moins bordélique, là tous les sons se mélangent avec cette grosse guitare informe au fond…” Et puis je m’interromps, parce que je réalise que cet album, c’est moi ici maintenant, dans la confusion des perceptions, les volutes de fumée, la difficulté à analyser ce qui m’environne…
Je bois une gorgée de bière machinalement, uniquement parce que la bouteille est à côté de moi. Je me rappelle de ce jour où tu m’avais montré un article scientifique à propos des amnésies éthyliques. J’y avais lu une phrase troublante, quelque chose qui signifiait : la perte de mémoire ne naît pas le lendemain qui suit la beuverie ; elle a lieu parce que la veille, le sujet n’était déjà plus conscient du passé proche, sans s’en rendre compte il oubliait les événements immédiatement après qu’ils se soient produits, il ne vivait plus qu’au présent. Depuis, il m’arrive de me tester moi-même, discrètement. En particulier lorsque survient cette sensation d’être spongieuse, imbibée d’ivresse, je vérifie rapidement que l’alcool n’a pas encore recouvert le chemin qui m’a menée à cet état…
Je t’attendais depuis une bonne heure, irrésistiblement inquiète même en devinant que l’avion devait avoir du retard. Pourtant j’ai sursauté quand la sonnette a retenti. Je déteste cette sonnette autant que la sonnerie du téléphone – y compris lorsque je suis heureuse de recevoir un appel ou une visite – parce qu’elles sont impératives. Or, quand je reçois un ordre, systématiquement, je sursaute et me sens paralysée durant une brève seconde avant d’agir. Malgré tout, il me semble que je t’ai ouvert rapidement. Tu es entré dans un courant d’air glacé. Je t’ai trouvé attendrissant avec les bords de tes oreilles rougies par le froid et tes cheveux ébouriffés par le vent. J’y ai sans doute glissé mes mains, comme d’habitude. Parfois, il me semble que je te touche afin d’être certaine que tu es vraiment présent, vivant, comme lorsque je me concentre pour sentir ton cœur dans ma peau, sous mes doigts ou contre ma poitrine ; comme lorsque je me réveille et m’empêche de me rendormir uniquement pour t’entendre respirer, pour vérifier que ton corps se soulève, traversé par la vague à peine perceptible de ton souffle.
De ton sac-à-dos, tu as sorti une petite bouteille en me demandant : “tu as déjà goûté la Leffe Radieuse ?” “Je ne sais plus.” “Elle est très rouge.” “Comment ne pas avoir envie d’une boisson rouge qui s’appelle radieuse ?” Je l’ai dit sans y penser, pour rien, pour que ma voix succède à la tienne, mais j’ai eu l’impression que tu me prenais au sérieux. Après l’avoir décapsulée, tu t’es assis sur le canapé contre moi. A cet instant, Orka résonnait dans la pièce, tu as dit “ouhla c’est indus.” Après coup, je réalise que cette musique là était également appropriée à ton arrivée : à la sonnette, au claquement sourd de la porte, à l’entrechoquement des bouteille, aux gestes nerveux et aux paroles hachées de ceux qui viennent de se retrouver après une absence remplie d’événements à partager.
Ensuite tu m’as parlé de cet entretien à Galway. J’avoue que je ne t’ai pas écouté attentivement. En fait je prévois souvent les fins de tes phrases car tu parles relativement lentement. Enfin non, tu parles vite mais en hésitant, en laissant traîner certaines syllabes, ce qui me laisse le temps de remplir mentalement tes points de suspension. Cela ne me déplaît pas, au contraire. J’aime la sonorité et le rythme de ta voix… Elle m’apaise, me berce et s’incorpore à moi. D’ailleurs tu es l’une des deux personnes avec lesquelles je parviens à faire cet exercice de théâtre, celui dans lequel deux interlocuteurs doivent se comprendre dans un langage imaginaire propre à chacun. La seconde est mon père mais ce n’est pas pareil : avec lui ce n’est qu’un moyen de nous communiquer nos sentiments, ce que nous ne parvenons pas à faire en usant de mots précis.
En réalité, si j’étais moins lâche, j’admettrais que je ne suis pas concentrée sur tes propos par crainte de leur sens. Une partie de moi te souhaite d’avoir réussi cet entretien puisque ta carrière en dépend ; l’autre ne veut pas te voir partir plusieurs mois en Irlande, même si tu m’affirmes que le trajet est facile à faire. Ce n’est pas comme si je savais voler et parcourir la terre en quelques minutes dés que je désire te rejoindre… Alors en attendant, je préfère me concentrer sur tes émotions plutôt que sur les faits ; percevoir ta satisfaction sans prêter attention à sa cause, ainsi je peux être pleinement heureuse avec toi.
Maintenant Astrobrite succède à Orka. Nos intonations se font plus posées, nos membres se ramollissent. Si une craie traçait nos contours sur ce canapé, nous ne verrions qu’une large boucle tremblantes, sans heurts, une bulle délicate. Dans quelques minutes sans doute, nous irons nous allonger sur le lit de la mezzanine, ma jambe reposera sur la tienne sous la couette, ton bras sous ma nuque. Nous regarderons probablement un épisode de cette série idiote en critiquant les faits, gestes et attitudes des personnages. Nous rirons quand tes phrases termineront les miennes et vice et versa, car nous pourrions être intervertis dans ces moments là. Ensuite, nous ferons l’amour tendrement, en nous abandonnant l’un à l’autre, comme le font les amants qui se connaissent parfaitement. Puis j’essaierai de m’endormir avant ou en même temps que toi, pour que ta présence m’accompagne jusqu’à la lisière des rêves.
Ce quotidien est tellement simple, banal, répétitif, que j’ai souvent peur de ne plus en être consciente, d’oublier son importance par inattention, alors que je sais qu’il me paraîtra sublime et douloureusement éphémère le jour où tu partiras.