Cela avait plutôt bien commencé. Sur la couverture du livre, le maquettiste avait choisi une photo de Romain Gary en uniforme d'officier de l'escadrille Lorraine, rehaussé de ses décorations, notamment le ruban vert et noir de Compagnon de la Libération qui consacrait son appartenance au club très fermé des héros de la France libre. Le visage faisait face à l'objectif ; Gary, le teint mat, le cheveu noir gominé, la fine moustache cirée surlignant ses lèvres, arborait un faux air de Django Reinhardt. Tout ce diable d'homme était là, mi-aventurier, mi-écrivain, manifestement séducteur, une cigarette presque consumée coincée entre l'index et le majeur, une chevalière ornant son annulaire. Par chance, la pose avait interdit d'escamoter le mégot, de mutiler la photo au nom du politiquement correct, comme on ne s'était pas privé de le faire pour Sartre et Malraux, au mépris de toute vérité historique. Et puis, il y avait le regard, intense, interrogateur peut-être, de celui qui n'était déjà plus Roman Kacew, pas encore Emile Ajar, mais bien Romain Gary, l'auteur d
La couverture de l'essai de Sarah Vajda, Gary & Co (Infolio, 332 pages, 23 €), mettait en confiance. Le titre de la première partie du livre inquiétait davantage : " C'est l'histoire d'un mec qui causait mal le france et pourtant par deux fois pauvre France a eu le prix Goncourt... " Pourquoi l'auteure avait-elle choisi cette étrange concession à l'air du temps, pourquoi, plus loin (p. 166), avait-elle récidivé avec cette phrase, plus inutile encore : " Ta mère à poil dans Le Monde, journal du soir pour fins lettrés " ? Les essais littéraires doivent-ils céder à ce genre de facilité, à cette pseudo-mode, mi-" coolitude ", mi-" caillera " - et qui, en outre, sonne faux - pour se vendre ? On peut souhaiter que non.
Il faut tout de suite le dire, cette première partie (soit près de 130 pages) déroutera plus d'un lecteur. Elle me semble comparable à une jungle profonde, sombre, luxuriante, si dense que toute progression se révèle pénible dès les premières minutes. On cherche Gary, on se perd dans un rare foisonnement de digressions, de citations, de références, d'allusions que chaque lecteur est supposé comprendre, de noms postés en embuscade, dont on se demande, pour certains d'entre eux, quels rapports ils entretiennent avec le récit. Pourquoi, par exemple, trouve-t-on celui de Georges Marchais ? Clown, sans doute le fut-il à sa manière, mais pas vraiment clown lyrique, on en conviendra ! Rien de tout cela ne semble " faire sens ", comme aimait à le dire Lacan. Il est évident que Sarah Vajda a lu, beaucoup lu, et que, inconsciemment ou non, elle nous le fait savoir, mais que cela nous apporte-t-il ?
Toujours à la recherche du sujet, le lecteur déniche de temps à autres un sentier étroit qui lui paraît un peu plus familier ; il s'y engouffre, plein d'espoir, mais découvre vite qu'il s'agit d'une impasse. De nouvelles digressions lui barrent la route ; il se résigne à progresser à la machette à travers elles. Pour aller plus loin, il lui faudra passer cette première partie, s'il ne perd pas patience auparavant, ou bien s'en passer, en faire le deuil.
Toutefois, il y a pire que les digressions permanentes qui empêchent de suivre un raisonnement dont on peine à déterminer la structure : ce qu'on ne peut accepter, ce sont les erreurs multiples qui émaillent le texte. L'auteure est manifestement fâchée avec la chronologie (à mois qu'il ne s'agisse d'un choix délibéré dont la motivation ne se comprendrait guère). Ainsi, p. 51, figure un extrait de Pour Sganarelle, suivi de : " Ça, c'était en 1957... " L'essai de Gary date pourtant de 1965. En admettant même que l'auteure ait voulu faire allusion au roman Les Racines du ciel (auquel l'extrait se rapporte à travers une citation de Kléber Haedens), celui-ci obtint le Goncourt en 1956, et non en 1957. " Dix ans plus tard ", poursuit Sarah Vajda en évoquant cette fois La Vie devant soi et l'on est en droit de penser logiquement en la lisant " 1967 ", alors qu'il s'agit en fait de 1975... Il fallait donc au néophyte se référer au non-dit, deviner qu'il s'agissait initialement de 1965... Pourquoi tant de complications ? Le chemin de piste n'est donc pas exempt de pièges.
Page 106, on peut lire au sujet du roman Le Grand Vestiaire : " 1948, juste après Tulipe,
A tout cela, il convient d'ajouter les multiples occurrences de certains mots ou expressions qui semblent s'apparenter à des tics de langage (antienne, à la mamelle, exunt, passons muscade). Justement, passons.
Heureusement, on trouve dans ce livre quelques pages pertinentes, par exemple, lorsque l'auteure écrit : " Déjà en 1947, Gary avait saisi cette dominante, ce "la" majeur qui hanterait les sociétés et les consciences occidentales, ce reflux mécanique, quasi œsophagique, pylorique, liant culpabilité de l'homme blanc et arnaques sentimentales. " Et, plus loin : " Selon Gary, l'escroquerie à la bonté ne serait qu'un compost où grouillent des vers blancs qui désormais semblent les ténias de toute société occidentale : hypocrisie, mauvaise conscience, peur, surtout dureté capitaliste travestie en sympathie. " Quelques passages sur la France, l'Homme du 18 juin, Lesley Blanch, sa première femme, ou encore Jean Seberg ne manquent pas d'intérêt, de même que le parallèle suggéré entre l'œuvre de Gary et celle de John Kennedy Tool. Beaucoup plus superficielle est l'analyse proposée de la relation entretenue par Gary avec le Christ, qui aurait mérité un long et plus subtil développement.
L'impression que l'on ressent après avoir lu ce livre est celle d'une occasion manquée. Il y a, notamment dans la troisième partie, de longs passages qui démontrent que Sarah Vajda bénéficie d'un don rare, un véritable talent de plume qui sert son œuvre de romancière. Et l'on se prend à sincèrement regretter que ce talent ait été mis au service d'un essai qui, faute d'avoir été abordé de manière rigoureuse, ne nous apporte presque rien.
Illustrations : Envoi de Romain Gary sur La Promesse de l'Aube - Envoi d'Emile Ajar (de la main de Paul Pavlowitch) sur La Vie devant soi.