Une séquence hilarante de l’excellente émission satirique américaine « The Daily Show » brocardait, peu avant les primaires démocrates, les « experts » qui hantent les plateaux télé en simulant l’un de ces pompeux aréopages en train de deviser sur les intentions de vote des électeurs américains. La séquence s’intitulait : « I hate to speculate, but… », ce qui signifie à peu près en bon français : « Je déteste me livrer aux spéculations, néanmoins… ». Et chaque intervenant de commencer son speech par la phrase clé avant d’enchaîner les loufoqueries les plus diverses, les plus improbables, le tout formant un gloubiboulga incompréhensible où chacun, en fonction de ses opinions, pouvait trouver ce qui lui convenait… et son contraire.
Votre serviteur, avant d’entrer plus avant dans son argumentaire, est tenté d’user lui aussi de cette formule fétiche mais, somme toute, la spéculation, la prospective, la méditation font aussi partie de la réflexion stratégique, avec la prise de risque assumé que l’avenir vienne démentir de manière cuisante les pistes désignées par l’imprudent qui s’y livre.
2009, donc, année cruciale pour la France en Afghanistan ? Plus que 2008 ? Cruciale, déterminante au point qu’il est fort probable que l’on puisse dire, dans douze petits mois : « nous avons perdu là-bas » ou, à l’inverse, « nous pouvons, à condition de poursuivre nos efforts, gagner cette guerre »[1] ? Oui, à mon sens, oui.
Mais pourquoi cette année-ci et, d’abord, pourquoi parler seulement de l’engagement français là-bas ?
Limiter la réflexion sur l’avenir de la guerre en Afghanistan à la position française est à la fois une commodité, car on parle mieux de ce que l’on ressent sur les tréfonds de son propre pays que sur ceux, forcément plus mystérieux, qui existent ailleurs. C’est aussi la prise en compte d’une réalité objective : notre pays n’est pas l’acteur le plus puissant sur place et sa position, si elle est importante, ne sera probablement pas déterminante sur l’avenir du conflit. Pour ne prendre que l’intervenant militaire occidental de loin le plus décisif, les États-Unis, il est douteux que ces derniers, quoi que décident les autorités françaises par ailleurs, changent beaucoup leur posture sur la lutte contre le terrorisme et, notamment, la destruction des fondamentalistes islamistes affiliés à Al Qaeda et qui guerroient au pays de l’insolence. Les promesses de M. Obama sur ce point, à savoir basculer progressivement la majorité des efforts américains sur ce qui aurait toujours du rester le théâtre principal, seront probablement tenues[2].
On pourrait néanmoins étendre dans une certaine mesure ces réflexions sur la France à d’autres pays qui ont déployé des troupes là-bas, et notamment les alliés européens, tant il est vrai que les implications psychologiques et morales de cette guerre, et leurs impacts sur la puissance de l’engagement militaire, peuvent être perçus de manière identique dans nombre de nations de l’UE. Mais bornons-nous donc à la France.
Elle donnera un sens, bon ou pas, à son engagement dans la guerre d’Afghanistan pour deux raisons essentielles : en 2008, nous avons (re)découvert la vérité de la guerre ; en l’an 2009, nous allons devoir prouver que nous avons saisi toutes les implications de cette réalité et prendre les décisions, avoir les attitudes, l’état d’esprit qui s’imposent face à elle. Puis, si nous savons répondre positivement à la révélation de la guerre, nous verrons dans une deuxième partie comment cette année nous obligera à définir des objectifs stratégiques et opératifs clairs, sachant qu’ils ne seront réalistes et achevables qu’à condition d’être acceptés par nos alliés, avant de débuter ce qui constituera le préalable à notre possible victoire tactique là-bas : le « façonnage » de l’ennemi.
Mais développons plus avant chacun de ces points.
- 2008 : la (re)découverte de la guerre :
La formule ci-dessus est devenue une « tarte à la crème », maintes fois lue et entendue depuis Uzbin. Pourtant, ceux qui l’écrivent ou la prononcent ne prennent généralement pas la peine de s’appesantir sur ce qu’elle signifie, soit parce que c’est pour eux évident, soit parce que cela ne l’est pas tant que ça. Faisons cet effort nécessaire de comprendre, pour une Nation comme la nôtre, avec le poids de son histoire récente et de sa psychologie collective actuelle, ce que cela peut signifier de nous retrouver brutalement en guerre, dans la guerre. Et plus particulièrement dans cette guerre-ci, de cette manière, à cet endroit et contre de tels ennemis.
De 1945 à l’an dernier, l’immense majorité des Français, les citoyens comme les décideurs, se sont permis d’oublier la guerre. Celle-ci était soit une théorie impossible, soit une pratique discrète, qui ne regardait somme toute que les hommes de l’art, loin des caméras et de nos foyers.
La théorie, c’était l’affrontement titanesque de l’Ouest contre l’Union Soviétique et ses alliés : cette occurrence ne pouvait survenir, car elle aurait signifié la destruction de notre pays, voire de l’humanité tout entière. Dans ce bras de fer, les stratèges français, civils comme militaires, dirent crânement à l’ennemi : « Nous vivrons, sinon vous mourrez ». Ce bluff fantastique ne pouvait que rester abstrait pour le citoyen occupé à ses occupations quotidiennes, faute de quoi le vertige de ce jeu de « la mort assurée » l’eut tétanisé d’effroi[3].
Quant à la pratique, donc, elle devint discrète à partir de 1962. Les guerres coloniales, Indochine et Algérie, considérées avec horreur, furent aux mieux oubliées, au pire empilées par-dessus le fardeau, apparemment sans fin, de la culpabilisation collective. Ceux qui y avaient participé étaient invités à se taire ou à expier. Du reste, les guerres de cette époque n’en étaient pas vraiment : ces escarmouches ne concernaient que les professionnels, les aventuriers, les « centurions » qu’on envoyait au loin mater des rébellions obscures, brèves et qui ne méritaient pas une attention médiatique soutenue. Et puis la France n’était pas réellement menacée, n’est-ce pas, et les conscrits se contentaient pour l’essentiel de monter la garde en Allemagne.
Qu'est-ce qui a changé en 2008 ? Le vrai visage de la guerre nous est apparu et c’est un spectacle qui n’est jamais agréable, encore moins lorsque nous n’y sommes pas préparés. Car qu’y voyons-nous ? En fait tout ce que la morale communément admise depuis plus d’un demi-siècle tient pour faux, hideux, indigne de sociétés avancées comme les nôtres. La vérité de la guerre nous heurte parce que, collectivement et individuellement, nous avons choisi de la répudier. Et pourtant, nous y sommes.
Collectivement, la guerre est l’expression la plus violente possible d’un État : c’est la discussion par la force, le dernier argument possible, la décision froidement assumée de contraindre, de dominer, de soumettre l’autre, de lui nier la plus grande part de sa liberté et de le tuer s’il refuse de courber l’échine devant nous. Ne voit-on pas là le catalogue de tout ce que l’on nous a appris à mépriser, à considérer comme indigne ? Mais c’est cela la guerre et cette vérité nous renvoie à nos mensonges : le monde d’aujourd’hui n’est pas un monde doux, c’est une arène rugueuse où la puissance et ses démonstrations ont toutes leurs places. Opprimés par leur absence de culture stratégique[4], citoyens et décideurs découvrent pour la plupart cette réalité pourtant éternelle comme une gifle qui les assomme un moment.
Et qui les écœure, aussi, car la violence de l’ennemi à notre endroit nous renvoie brutalement à la nôtre, à notre propre sauvagerie que l’on voulait domptée à jamais. Individuellement, nous voilà confrontés au cœur noir de l’homme, à sa face obscure, animale, brute et sanglante. Car si la guerre est un duel, elle est aussi un miroir que nous tend l’Autre antagoniste : dans ce reflet, il nous oblige à nous contempler tels que nous ne voulons pas nous voir et tels que nous sommes pourtant, et ce depuis le fond des âges. Des êtres capables d’en tuer d’autres uniquement parce qu’ils ne veulent pas faire ce que nous désirons qu’ils fassent. Non plus de purs esprits, ou des commerçants, ou des consommateurs, mais des hommes qui peuvent, qui doivent faire couler le sang d’autres hommes simplement parce qu’il est politiquement utile pour nous qu’il en soit ainsi. Nous voilà presque ravalés au rang de l’ennemi contre lequel nous luttons : plus d’excuses, de mensonges, de faux-semblants. L’Autre cela pourrait aussi bien être nous et pourtant c’est l’Autre qui doit périr pour que nous puissions en sortir dignement.
Affolement de nos valeurs, vertige d’un ordonnancement moral policé qui s’effondre sous le poids de la violence éternelle, retour à la cruauté de la guerre, à la douleur, à la mort qui n’est plus une fatalité, ou un hasard, ou un désordre pervers, mais bien l’un des moyens du combat, de notre combat en Afghanistan.
Voilà ce que 2008 nous a rappelé, dans les montagnes afghanes, et que l’on nous avait fait oublier un peu vite à coup de discours sophistes et de belles promesses idéologiques.
2008 fut donc l’année de la révélation.
2009 doit être celle où nous montrons justement que nous assumons cette révélation, que nous relevons le gant dans le but de vaincre. Bref, que nous faisons la guerre.
- 2009 : prouver que nous savons faire la guerre.
L’adresse peut sembler péremptoire, aussi tempérons là et précisons : le « nous », en l’occurrence, désigne essentiellement ces deux acteurs flageolants de « la merveilleuse trinité » que sont la population et le politique et dont on attend qu’ils se montrent à la hauteur du défi qui leur est posé. Le dernier axe, l’armée, sait faire la guerre : c’est son métier, sa nature, sa raison d’être de la faire lorsqu’elle le doit, par la coercition, et d’en tarir l’envie si elle le peut, par la dissuasion. En l’occurrence, l’armée se bat et elle le fait bien avec les ressources, qui sont autant matérielles que morales, que les deux autres veulent bien lui accorder. Les militaires s’entraînent et s’améliorent au prix de la sueur et du sang pour accomplir la mission qui leur a été fixée.
C’est donc, en définitive, et vu ce qui nous a été révélé en 2008, aux politiques et aux citoyens de prouver qu’ils savent faire la guerre. Qu’ils le peuvent et qu’ils le veulent. La victoire, la possibilité de vaincre, plutôt, est à ce prix.
Comme la finalité de toute guerre est politique, comme c’est le politique qui la commence et y met fin, c’est aux politiques que doivent en premier lieu se tourner nos regards. Et nos exigences.
Que veulent-ils ? Qu’attendent-ils de l’utilisation de la force là-bas ? Le savent-ils ? Du moins, on attend d’eux qu’ils nous montrent le chemin vers lequel on se dirige, la direction finale. Car faire la guerre, pour le dirigeant politique qui est en place, cela revêt une tout autre dimension que pour le chef militaire : c’est fixer le cap, certes, mais c’est surtout fournir les moyens adéquats. C’est aussi, et particulièrement dans le cas de la guerre en Afghanistan, servir de médium, d’intermédiaire, entre la force qui se bat au loin et à qui l’on présume qu’on lui a fixé des objectifs clairs et atteignables, et les citoyens qui contemplent de chez eux, parfois sans trop comprendre et à travers un filtre médiatique qui peut être déformant, la légitimité de nos actions violentes.
Déterminer des ambitions, choisir des buts, donner des moyens qui permettent de les atteindre et communiquer habilement auprès des populations sur ces enjeux : voilà les responsabilités qu’en 2009 nos politiques doivent assumer pour prouver qu’ils savent faire la guerre. Et que cette guerre peut et doit être soutenue par le dernier acteur trinitaire, la population.
Mais commençons pas dire qu’il n’est pas aisé de cerner l’âme de cette dernière : on nous parle « d’opinion publique » mais ce concept est en réalité fort vague. L’opinion publique, qu’est-ce donc ? Les sondages ? Chacun sait qu’on peut les manipuler à loisir. La voix des urnes ? Sans doute est-ce l’indicateur le plus fiable, mais d’une part on ne va pas organiser un référendum pour ou contre la guerre en Afghanistan et, plus important encore, il serait là aussi facile d’orienter les votes par une préparation adéquate. Car ce n’est pas tant l’opinion publique, la masse silencieuse, qui se montre vulnérable : l’exemple d’Uzbin, dernier en date mais il y en a eu d’autres (Bouaké, Sarajevo…), a prouvé que, malgré une éternelle opposition défaitiste, voire propagandiste, aucun mouvement d’humeur significatif contre l’engagement de l’armée française en Afghanistan ne s’est produit.
Je préfère retenir des enseignements d’André Beaufre cette distinction qu’il fait, lorsqu’il est question d’analyser « l’effet moral décisif », entre la population et « telle ou telle partie de l’opinion qui a barre sur le gouvernement[5] », car ce sont eux, en définitive, qui exercent réellement une influence tant sur le politique que sur les humeurs de l’opinion publique. Ces experts, spécialistes, journalistes et autres qui s’expriment par voie de presse, ou dans des cénacles plus restreints mais pas moins influents, forment un maillon essentiel de la chaîne de la volonté nationale : qu’ils se montrent unanimement et systématiquement hostiles, et l’opinion comme le politique commenceront à lâcher prise. Qu’à l’inverse, ils se montrent résilients, critiques, mais constructifs ; brefs, qu’ils sachent que l’on est en guerre et qu’ils choisissent de montrer qu’ils savent et veulent la faire, même mieux, même autrement, et la capacité nationale à bien la conduire s’en trouvera renforcée.
Ce qui ne veut pas dire abolir toute contestation quant à la politique gouvernementale sur ce point, bien au contraire : à l’évidence, celle-ci mérite d’être amendée. Ceux qui, au sein de la population, ont barre sur lui peuvent aussi bien proposer des améliorations notables que contribuer à effriter le peu de détermination et d’imagination qu’on sent chez certains décideurs politiques. Eux aussi doivent faire la guerre avec leurs propres armes.
Car faire la guerre, c’est faire des choix et des choix que l’on paiera de toute façon au prix du sang, d’abord, puis de la victoire ou de la défaite honteuse, c’est selon. Les choix de l’armée dépendront de ceux des politiques ; ces derniers seront influencés par certains cercles civils qui, eux-mêmes, par leurs discours, peuvent faire basculer une opinion pour l’instant ferme, mais attentiste, voire circonspecte. Que cette dernière choisisse le rejet, par lassitude ou conviction, et le politique ordonnera à tous de plier bagages à plus ou moins brève échéance.
Mais, du reste, que peut-elle être cette « victoire » que nous recherchons et comment peut-on, cette année, tracer une voie solide menant vers elle ?
Nous nous efforcerons, dans un prochain billet, de définir quelques objectifs stratégiques et opératifs clairs, et tenterons de proposer une technique aussi bien connue qu’efficace, le façonnage de l’ennemi, qui n’est pas la victoire, mais qui pose du moins, sur le plan tactique, un bon préalable à celle-ci.
[1] Notez d’ailleurs la nuance : dans un cas la défaite est certaine, dans l’autre la victoire n’est que possible…
[2] L’accord signé entre Washington et Bagdad fin novembre 2008 stipule, dans son article 21-1, que « toutes les forces américaines devront avoir quitté le territoire irakien avant le 31 décembre 2011 au plus tard ». Concernant l’Afghanistan, il est prévu de faire passer le contingent US de 32 000 à 58 000 hommes. Sur les orientations possibles de « La présidence Obama », voir l’article de Tanguy Struye de Swielande dans DSI N°44.
[3] Les expressions entre guillemets sont empruntées à Philippe Delmas in « Le bel avenir de la guerre », 1995.
[4] L’expression est de Carl Von C., le piquant chroniqueur de DSI, pas le célèbre stratège Prussien…
[5] Pour une analyse plus détaillée de ce point, voir ici.