Le 11 janvier 1966 meurt à Coire (Suisse) Alberto Giacometti, né à Borgonovo le 10 octobre 1901.
Ph., G.AdC
« JE PEINS ET JE SCULPTE POUR MORDRE DANS LA RÉALITÉ »
« Un visage est un miracle. Chaque figure est une construction unique dont la destinée est d'être le miroir de l'âme. Chaque visage est une mémoire, une aventure.
Je me disais ces banalités en regardant un travailleur immigré, un Arabe, assis face à moi dans une voiture du métro. Cet homme avait du chagrin. Son visage était bien marqué, creusé, sillonné de haut en bas par des rides. De temps en temps il essayait de cacher ses yeux mouillés par les larmes. Il ne pleurait pas. Mais une immense tristesse s'était emparée de ce visage fatigué. Tout en l’observant de biais, j'essayais de deviner l'histoire majeure de sa vie. Ce n’est pas un jeu. C’est une curiosité. Je suis sûr que ce visage, amaigri, avec une barbe de quelques jours, a été sculpté par Giacometti. Était-ce un effet de la lumière au néon du métro mais la couleur de cette peau était grise, un gris qui n’était pas neutre. Ce ne pouvait être que le gris Giacometti, la couleur qui reste après que les autres ont quitté le bal. C'est la couleur de l'élimination. Ce visage réclamait une telle couleur. C'est comme le noir et blanc de la photo et du cinéma. Il est une réalité qui ne peut être montrée maquillée par les couleurs traditionnelles.
L'homme triste dans le métro était en noir et blanc. Il ne portait pas sur lui la grisaille d'un deuil ou d'une maladie. La blessure se lisait sur son visage en gris. Une main a façonné ce visage où la douleur s’est installée sur un ton de décrépitude pour atteindre la noblesse, une beauté extrêmement humaine et toute proche de l'éternité. Cet homme avait des yeux profonds. Il ne voyait personne. Il ne me voyait pas, même si j'eus l'impression qu'il me fixait. Ses yeux devaient regarder en arrière, dans un autre temps, ils regardaient « dans l'écho de sa propre voix », l'écho du silence qui durait depuis longtemps.
La tête dans le vide ? Pas la tête, l'image de la tête dans le vide créant la peur et la terreur organisées par ses propres pensées. L'homme était tantôt mort, tantôt vivant. Un espace venait de se creuser autour de lui, accentuant sa douleur et sa nudité. C'était « une vaste chambre étrangère » (Michel Leiris) [...]
Giacometti ne cherchait pas à « s'exprimer » quand il travaillait. Il se confrontait au réel quotidiennement et essayait de le rendre exactement comme il le voyait. Il copiait le réel. Une tâche difficile. « Le plus difficile, disait-il, est de copier ce qu'on voit... Vous ne copiez jamais le verre sur la table, vous copiez le résidu d'une vision. » C'est en copiant le monde qu'il voyait le monde [...]
Dans une personne, il ne retenait que le regard. Dans le regard, il cherchait à capter la détresse, même et surtout si elle était cachée. Quelle blessure traversait le regard de l'immigré arabe dans le métro ? Il faudrait parler des blessures et les classer par ordre : l'exil, forcé ou volontaire, en est une. La séparation d'avec la terre et les siens en est une autre. L'affrontement quasi quotidien avec un environnement hostile ou en tout cas pas très accueillant est source d'humiliation. Encore une blessure. La solitude, métaphysique et physique, est aussi une réalité difficile à supporter [...]
Giacometti a peut-être sculpté des êtres nés de ces brutalités. Il est lui-même issu d'une telle scission. Quand il dit : « Je peins et je sculpte pour mordre dans la réalité, pour me défendre, me nourrir, croître pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, saisir, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, le froid, la mort, pour être le plus libre possible », il définit simplement la condition humaine quand elle est menacée par « la violence de l'histoire » ou par la décrépitude du temps. J'aime chez lui cette volonté de se défendre. »
Tahar Ben Jelloun, Giacometti. La rue d'un seul, Éditions Gallimard, 2006, pp. 23-24-31-32-35.
ALBERTO GIAC0METTI
Source
■ Alberto Giacometti
sur Terres de femmes ■
→ L’Atelier d’Alberto Giacometti (chronique d’Angèle Paoli)
→ 28 juillet 1964/Inauguration de la Fondation Maeght de Saint-Paul de Vence (+ avant-propos du catalogue de l'exposition Giacometti à la Fondation Maeght en 2010)
→ Giaco rue d'Alésia
■ Voir aussi ▼
→ (sur cuk.ch ) « Alberto Giacometti, un Suisse pas comme les autres », par Anne Cuneo
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