Dans le discours prononcé à Stockholm, Imre Kertész évoque sa propre mort : « Pourtant, pendant que je préparais ce discours, il m’est arrivé une chose très étrange qui, en un certain sens, m’a rendu ma sérénité. Un jour, j’ai reçu par la poste une grande enveloppe en papier kraft. Elle m’avait été envoyée par le directeur du mémorial de Buchenwald, M. Volkhard Knigge. Il avait joint à ses cordiales félicitations une autre enveloppe, plus petite, dont il précisait le contenu, pour le cas où je n’aurais pas la force de l’affronter. A l’intérieur, il y avait une copie du registre journalier des détenus du 18 février 1945. Dans la colonne « Abgänge », c’est-à-dire « pertes », j’ai appris la mort du détenu numéro soixante-quatre mille neuf cent vingt et un, Imre Kertész, né en 1927, juif, ouvrier. Les deux données fausses, à savoir ma date de naissance et ma profession, s’expliquent par le fait que lors de leur enregistrement par l’administration du camp de concentration de Buchenwald, je m’étais vieilli de deux ans pour ne pas être mis parmi les enfants et avais prétendu être ouvrier plutôt que lycéen pour paraître plus utile.
Je suis donc mort une fois pour pouvoir continuer à vivre – et c’est peut-être là ma véritable histoire. Puisque c’est ainsi, je dédie mon œuvre née de la mort de cet enfant aux millions de morts et à tous ceux qui se souviennent encore de ces morts. Mais comme en définitive il s’agit de littérature, d’une littérature qui est aussi, selon l’argumentation de votre Académie, un acte de témoignage, peut-être sera-t-elle utile à l’avenir, et si j’écoutais mon cœur, je dirais même plus : elle servira l’avenir. Car j’ai l’impression qu’en pensant à l’effet traumatisant d’Auschwitz, je touche les questions fondamentales de la vitalité et de la créativité humaines ; et en pendant ainsi à Auschwitz, d’une manière peut-être paradoxale, je pense plutôt à l’avenir qu’au passé. »
Toujours dans « Femmes d’Alger dans leur appartement », Assia Djebar (Il n’y a pas d’exil) :
«- Est-ce qu’on sait si on est venu chercher le corps ? Demandai-je.
- Comment ? Tu n’as pas entendu les récitants tout à l’heure ? faisait Anissa.
- C’était donc pour cela que les pleurs avaient cessé un instant, dis-je. C’est étrange comment, dès qu’on récite quelque part les versets du Coran, aussitôt les femmes s’arrêtent de pleurer. Et pourtant, c’est le moment le plus pénible, je le sais. Tant que le corps est là, devant vous, il semble que l’enfant n’est pas tout à fait mort, qu’il ne peut être mort, n’est-ce pas ?…Puis arrive l’instant où les hommes se lèvent, et c’est pour le prendre dans un drap, sur leurs épaules. C’est ainsi qu’il part, vite, comme le jour où il est venu…Pour moi, que Dieu me pardonne, ils ont beau alors réciter des versets du Coran, la maison reste vide, après leur départ, toute vide…
Hafça écoutait, en penchant la tête vers la fenêtre. Elle se retourna vers moi en frissonnant. Elle me parut plus jeune encore qu’Anissa.
- Mon Dieu, dit-elle d’une voix émue. Je viens d’avoir vingt ans et pourtant je n’ai jamais rencontré la mort. Jamais de ma vie entière !
- Tu n’as perdu aucun des tiens dans cette guerre ? demandait Anissa.
- Si, dit-elle. Mais les nouvelles arrivent toujours par lettre. Et la mort par lettre, voyez-vous, je ne peux y croire. J’ai un cousin germain qui a été guillotiné parmi les premiers à Barberousse. Eh bien, je ne l’ai jamais pleuré parce que je ne peux croire qu’il est mort, comprenez-vous ? disait-elle avec une voix qu’enveloppaient déjà les larmes.
- Ceux qui sont morts pour la cause ne sont pas vraiment morts ! répondait Anissa avec un sursaut de fierté.
- Pensons donc au présent ! Pensons à aujourd’hui, disait Aïcha d’une voix sèche. Le reste est dans la main de Dieu. »
Et demain, il faudra encore d’autres prières !
Photo: couverture du livre de Imre Kertész “Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas”.