Les relations internationales, dominées par la passion, sont trop souvent le domaine du mythe et du yaka. Chacun est esclave de son amour ou de sa haine, inconditionnellement. D’où l’aspect « religieux » des positions (même sans convoquer Dieu). Elles voient le Bien d’un seul côté, le Mal absolu partout ailleurs. La tentation simpliste du « religieux » (comme l’a montré René Girard) est de trouver un bouc émissaire. Lui serait le seul responsable de tout le Mal, participant d’un Complot planétaire pour dominer. Il en est ainsi du lobby juif, accusé de tous les maux par les défenseurs des Palestiniens ; et de la riposte symétrique de l’internationale terroriste – le musulman haschischin - où les séides de Ben Laden seraient derrière chaque mouvement de rue arabe. Cette vision manichéenne de l’univers est ahistorique, mythique ; elle appartient plus à l’univers de la fantaisie (style Star Trek ou Seigneur des Anneaux) qu’à l’univers de la politique réelle. D’où la question qui fait titre.
Israël-Palestine sont imbriqués dans un combat complexe où les intérêts et les ressentiments sont enchevêtrés. Seules des puissances extérieures pourront les séparer, seules à même de prendre du recul, pour les forcer à négocier pour l’intérêt général de la région. Négocier, cela veut dire faire des concessions réciproques – je dis bien « des deux côtés » car personne n’incarne le Bien ni le Mal. Aujourd’hui, dans le monde tel qu’il est, et après qu’Arafat n’ait pas su franchir le pas, ces puissances ne sont que deux : les Etats-Unis et l’Iran. Lorsque l’Iran était moins crispé et qu’un président américain s’était très fort investi dans les négociations, Israël et Palestine ont été au bord de la paix. La Syrie trop bornée par des questions de frontières, l’Egypte trop réticente pour des questions internes de Frères Musulmans (mouvement père du Hamas) ne pouvaient aller plus loin. Les pays arabes restent ainsi intransigeants sur les principes - jusqu’au dernier Palestinien.
Arafat, militant retord mais pas homme d’Etat, a écouté ces conseilleurs non payeurs en refusant des accords qui réglaient tout sauf Jérusalem, mais reportaient la question du statut de la ville à des négociations ultérieures. S’il avait dit oui, l’engrenage se serait mis en place, les Palestiniens auraient aujourd’hui leur Etat, le terrorisme aurait nettement diminué, les roquettes ne tomberaient pas sur Israël non plus que les bombardements massifs sur Gaza. Neuf ans après les accords, nul doute qu’on aurait avancé sur le statut de Jérusalem… Mais il n’en a rien été : une fois le moment unique passé, chacun retourne à ses démons. Le négociateur principal, l’Amérique, s’est lassée de rapetasser sans cesse la même tapisserie sans que l’un ou l’autre veuille la paix. Begin a été assassiné par un fanatique religieux juif, Sharon a fait sa provocation sur l’esplanade des Mosquées, les démocrates ont laissé la place aux néo-cons et le 11-Septembre est arrivé, braquant les Etats-Unis contre tout ce qui est musulman (amalgamant à tort modérés et fanatiques). Le 25 juillet 2000 a failli réussir – et Arafat porte la responsabilité de n’avoir pas su le saisir - comme le montrent deux spécialistes de la politique étrangère américaine, Pierre Mélandri et Justin Vaïsse, tous deux professeurs à Science Po (référence en bas de note, p.321).
Depuis, l’Iran s’est crispé dans l’anathème, agitant la religion d’autant plus fort que l’économie périclite, et jouant du nationalisme nucléaire d’autant plus fort que les Américains ont envahi l’Irak à ses portes. Il est avéré que l’Iran soutient les mouvements chiites hostiles à la présence américaine en Irak ; qu’il fait alliance avec la Syrie, régime militaire bien seul depuis que les Russes n’ont plus guère d’intérêts dans la région ; qu’il arme par contrebande le Hezbollah au Liban et le Hamas à Gaza. L’Iran est donc incontournable pour qui veut avancer dans la négociation car l’Egypte a peur de la rue et la Syrie de l’armée.
Les Etats-Unis sont la puissance hégémonique seule capable aujourd’hui de réguler le monde, surtout dans les régions riches en pétrole, énergie vitale pour son économie. Mais les Etats-Unis n’ont pas le fonctionnement centralisé et bonapartiste de l’Exécutif français. Le Président ne fait pas ce qu’il veut, il est surveillé par le Sénat qui approuve ou non ses nominations, par le Congrès qui tient le budget, par les commissions d’enquête parlementaires qui peuvent auditionner tout fonctionnaire et le condamner s’il est pris à mentir, enfin par les divers lobbies qui s’affrontent sur le sujet. Les lobbies ethniques (juifs et arabes) ne sont pas les seuls ; existent aussi le lobby des industries d’armements, celui du pétrole, celui des fondamentalistes chrétiens, celui des ONG humanitaires, celui de la presse. Le lobby juif existe, c’est un fait, mais il est accusé par les naïfs de manipuler les Etats-Unis comme une marionnette – or c’est loin d’être le cas. Mélandri et Vaïsse le décrivent : « le lobby juif, l’AIPAC, reste aujourd’hui, de très loin, le premier lobby ethnique de politique étrangère (…) représentant 55 associations juives-américaines, il revendique plus de 4 millions d’électeurs dans les Etats clés. (…) Le soutien à l’Etat hébreu, à sa sécurité régionale et à son économie, quelles que soient les fluctuations de la vie politique israélienne, reste au cœur de la politique étrangère américaine vue par l’AIPAC » p.358. Bien qu’il n’y ait que 3% de Juifs dans la population américaine, la concentration des votes et leur forte mobilisation les rendent décisifs « pour départager les rivaux démocrates lors de la première phase de la présidentielle : la sélection des candidats par les primaires. Lors de la seconde phase (les élections générales en novembre), qui se gagne elle aussi Etat par Etat, leur vote est essentiel dans quelques Etats clés comme New York et la Floride qui représentent respectivement 33 et 25 grands électeurs sur un collège de 535 » p.361. C’est à cette aune qu’il faut prendre les déclarations « électoralistes » de Barack Obama sur Israël et Palestine avant son élection. L’organisation du lobby est l’une des plus efficaces selon ‘Fortune’ (p.365), marquée par des moyens d’information, de veille, de mobilisation de réseau et d’alliances avec d’autres forces (« droite chrétienne, opinion publique, lobby turc, etc. » p.366).
Mais une nouvelle ère commence, marquée par la triple crise du néo-conservatisme botté, du tout marché anarchique et de l’échec moral des Etats-Unis dans le monde. Les spécialistes cités notent un lien entre crispation souverainiste et rejet conservateur de l’Etat interventionniste (p.451). Le retour vers les capacités gestionnaires d’Etat dans une sorte de New Deal devrait favoriser une politique étrangère plus libérale, internationaliste, multilatérale, aidant au développement plutôt que focalisée sur ses seuls égoïsmes. Dans cette optique, négocier avec l’Iran ne serait plus un tabou ; Hezbollah et Hamas seraient tempérés par leur promoteur ; les ex-terroristes apprendraient les responsabilités d’Etat ; les Etats-Unis pourraient offrir d’autres perspectives aux Israéliens. La négociation reprendrait sur les vrais sujets, avec moins de contraintes extérieures. Wait and see…
Référence citée :
Pierre Mélandri et Justin Vaïsse, L’empire du milieu – les Etats-Unis et le monde depuis la fin de la guerre froide, mars 2001, éditions Odile Jacob, 550 pages.