C'est d'un œil attentif que j'ai vu le premier opus du diptyque consacré à l'épopée de Che Guevara, L'Argentin. Ayant beaucoup apprécié le film sur la « Bande à Baader », diffusé à l'automne dernier, j'ai été particulièrement soucieux de scruter ce qui, dans chacun des deux films, concorde, notamment en termes de mémoire des insurrections marxistes. J'ai également eu à l'esprit un autre diptyque récent, celui dédié à Jacques Mesrine, même si l'analogie n'est que partielle pour ce dernier.
Hormis la présentation de la police et de l'armée régulières ouest-allemande et cubaine sous les traits de gros nigauds bornés, quasi-fascistes, et forcément moins héroïques que les insurgés qui leur faisaient face, les dissemblances sont pourtant grandes entre les deux films. Le film allemand présente crûment et sobrement les événements qui ont conduit de jeunes Ouest-Allemands à prendre les armes contre une société qu'ils jugeaient oppressive, et par là même le symbole du mal à abattre.
Il ne tait rien de l'horreur que constitue, pour des esprits raisonnables et modérés, la parfaite bonne conscience de gens prêts à tuer des innocents au nom de la Justice.
Bien sûr, le film de Soderbergh ne verse pas non plus dans l'apologie béate de la vie d'Ernesto Guevara, des exécutions sommaires qu'il a perpétrées et de sa complicité dans l'établissement du régime castriste, dont on sait aujourd'hui par l'expérience qu'il n'a rien de meilleur que la dictature de Batista qu'il a renversée en 1959. Il rappelle par ailleurs que le caractère marxiste de la Révolution cubaine ne s'est dessiné que sur le tard, avec le ralliement des communistes cubains à Fidel Castro. Un ralliement qui suscita la méfiance du « Che », lequel exhorta - en vain - le futur Lider Maximo à ne pas substituer l'hégémonie soviétique à l'impérialisme américain.
Les raisons d'un malaise
Mais en dépit de l'interprétation remarquable du personnage par Benicio Del Toro, qui émerge dans un casting assez pauvre, j'ai éprouvé un certain malaise devant le portrait romancé qui est fait d'un homme qui n'est jamais qu'un criminel de guerre.
Mon but n'est pas de nier les qualités humaines que pouvait avoir Guevara, et qui sont dramatisées dans le film : volonté d'alphabétiser les paysans cubains pour en faire des citoyens libres, condamnation (à mort) du pillage de ces mêmes paysans par des guerilleros déserteurs, refus des exactions consécutives à la victoire, avec notamment la scène ou le « Che » ordonne à certains de ses hommes qui avaient volé la voiture d'un ennemi vaincu de la lui rendre, et de continuer vers La Havane... à pied.
On ne saurait non plus contester la charge héroïque, érotique même, du discours que le « Che » prononce à la tribune de l'ONU, où il prévient les autres États latino-américains que pour le peuple cubain, ce sera Patria o Muerte, la patrie ou la mort. Ni, pareillement, de l'interview qu'il accorde à des journalistes américains, où Guevara affirme que les révolutionnaires authentiques sont guidés par l'« amour ».
J'ai compris au cours du film la nature de mon malaise : celui d'une impuissance de la raison et de la modération face à un discours manichéen, mystique, millénariste, toujours plus porteur que celui de la rigueur, de la complexité et de la cohérence, le premier s'adressant au cœur des hommes, le second à leur intellect seulement. J'ai compris la nature de mon malaise, et ai ainsi pu m'expliquer le dépit que l'honnête homme est en droit d'éprouver devant le spectacle de jeunes personnes affublées de t-shirts à l'effigie du « Che » ou de risibles keffieh palestiniens.
Il est en effet tragique, d'un point de vue politique, de constater qu'un homme qui a recouvert ses crimes du voile de la vertu sera toujours plus admiré et écouté qu'un vrai démocrate, qui n'aura pas paré et orné son œuvre publique de mots trompeurs.
Désolant, de voir que l'histoire a davantage retenu le nom de Marat que de Condorcet.
Pour un « messianisme politique »
Cette séduction, cette fascination qu'exercent les extrémismes, notamment ceux de gauche, posent un défi capital aux défenseurs de la démocratie libérale. Aussi déplorable que soit l'audience rencontrée par les discours extrêmes, notamment dans des périodes de crise comme celle qui agite actuellement le Proche-Orient, les libéraux, démocrates, modérés et conservateurs ne peuvent faire comme si ce succès des extrémismes ne les obligeait pas à revoir leur méthode, à l'adapter même pour une certaine part à celle des ennemis de la démocratie libérale.
Je veux dire par là, pour reprendre la métaphore précédemment employée, que tant que les défenseurs de la démocratie libérale ne s'adresseront pas aussi au cœur des hommes, celle-ci sera toujours à la merci des communistes, des fascistes et des extrémistes religieux de tout ordre. Il faut, en somme, opposer à tous les extrémismes une forme de messianisme politique, qui puisse promouvoir les idéaux et les valeurs de la démocratie libérale, tout en détournant des extrêmes celles et ceux, jeunes le plus souvent, qui aspirent à l'utopie. Il ne sera possible de concurrencer les extrémistes, et, au final, de les vaincre, que sur leur propre terrain, celui de la prédication, du prosélytisme et de la conversion. Cette fonction quasi religieuse que je confère au politique suscitera probablement l'incrédulité, voire la méfiance de mes amis libéraux. Puissent les événements qui les contraindront à se ranger à cette idée ne pas être trop tragiques.
Roman Bernard
Criticus est membre du Réseau LHC.
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