Des voix nous sont parvenues de l’autre rive. Sans quoi nous n’aurions pas pu le croire. Ces voix là ont trouvé les mots, avant leur mort, après toutes les morts. L’autre rive était celle des enfermements, des entassements de vie, des horreurs au plus haut degré.
Alain Finkielkraut écrit : « .. .chacun est le Caïn de son propre frère…chacun de nous a supplanté son prochain et vit à sa place. Parce qu’autrui meurt, je ne suis plus tout à fait chez moi dans le monde. »
« Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est tout au plus, le critère d’utilité. On comprendra alors le double sens du terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons par l’expression « toucher le fond ». Ce texte là, est de Primo Levi.
Nous connaissons les enchaînements, plusieurs fois dans l’histoire de l’Europe, qui relient les massacres et les migrations, d’une rive à l’autre. Et les coexistences en terre d’Espagne, en terre Arabe ou Berbère, dans l’Empire Ottoman, dans les Balkans et les grands affrontements, en vague, des armées de conquête et des armées de résistance. Et les haines accumulées dans les prières pour un seul Dieu dont ne nom ne se dit pas pareil.
Et de ces voix là qu’avons nous appris ? Si nous les avons vraiment entendues.
Qu’il faut revenir aux premiers jours, quand les religions se sont séparés ? Qu’il faut oublier tous les massacres et toutes les réconciliations, pour refonder le massacre justifié, religieux, racial, territorial, absurde et surtout électoral, comme système politique et pourquoi pas, comme système de pensée ?
Ce sont pourtant nos amis qui meurent. Ceux qui meurent dans notre cœur d’approuver la guerre. Ceux qui meurent dans leur propre cœur et deviendront des ennemis révoltés qui transmettront la haine, à jamais. Et ceux qui se retrouvent dans le piège, égarés, certains de leurs droits, sûrs de la minute qui passe, rescapés, mais dans l’angoisse de celle qui vient. Bientôt pareils, dans leur enfermement à ceux «dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger… ».
Je n’écoute pas les bombes, je suis trop loin, mais je les pleure, car elles sont universelles, oublieuses de l’histoire et qu’elles nient le fait que le mot et la parole devraient aujourd’hui préexister, après tant de siècles, en Méditerranée et en Europe, après tant de lectures oecuméniques convaincantes des textes sacrés.
Je regarde des images…les fumées qui s’élèvent, là-bas et les banderoles portées dans les rues de l’Europe.Et je ne peux que penser aux morts ; ceux des camps et ceux des colonies ; et puis les morts d’effroi.
Alors que la proclamation de l’Indépendance vient de se propager en Algérie, une aïeule vient de mourir…Assia Djebar raconte dans « Femmes d’Alger dans leur appartement » cette veille de la morte :
« - Alors le combat pour quelle fin ? Pour le sang qui nous perpétue ?…N’as-tu pas entendu hier le discours sur la place ? « Nous sommes tous frères ! »
- Juste, ma sœur, tu dis des paroles justes !…Fasse que les hommes les entendent ainsi !
- Moi, je dis, soupire l’autre, heureux celui qui, depuis ces huit jours d’indépendance, a vu l’aurore de la victoire !
- Hadda, Dieu l’a voulu a ouvert une dernière fois les yeux sur ces journées !
Alors le refrain commença en elle, là, face à toutes les femmes de la ville, celles qui, depuis ces années, au-dessous de la montagne brûlée, dressée d’espoir, formaient le chœur chavirant ou frémissant, celles qui, tous voiles gonflées, trottinaient dans les ruelles tandis qu’on recherchait l’auteur de quel attentat, celles qui fermaient portes des couloirs obscurs et qui, haletantes, l’oreille contre le bois, reconnaissaient le pas rythmé de la soldatesque.Elles dont la destinée avait toujours été d’être les oreilles et les murmures de la ville, dont la vocation avait été de s’accroupir aux pieds à déchausser de l’époux rentrant le soir et qui, pour la plupart, n’avaient plus à déchausser que l’angoisse ; elles enfin dont l’avenir avait été de reconnaître levain inconscient pour des adolescents soudain résolus (- « mon fils…mon foie battu…ma chair suppliciée ! »
Toutes, assises aujourd’hui par paquets, croyaient par la même posture et dans les mêmes conciliabules, tenir compagnie dignement à la morte, l’évoquer en regrets, en nostalgie, bref l’enterrer. Comme si l’on enterre les morts, comme s’ils ne continuaient pas à vivre quelque part…mais où ? »
Pour aujourd’hui nous savons trop bien que les morts vivront de nouveau, dans la révolte de ceux qui reprendront les armes…là-bas et ici.
Dans le rapport des cris entre la Méditerranée et l’Europe, dans les bombes posées et dans l’affreuse grimace du racisme.
Parce que les bombes brûlent les mots et les paroles des morts.
Photographie : Autant et même davantage. Goya, 1810. Désastres de la guerre.