Le jour où Yudhi Widdyantoro, professeur de yoga à Djakarta,
s'est retrouvé devant une brochette d'oulémas en train de justifier
son activité, il s'est demandé s'il ne rêvait pas. Mais non, Yudhi
Widdyantoro ne rêvait pas, ce matin du 2 décembre, et même s'il rit
volontiers aujourd'hui de l'absurdité de la situation, il n'est pas
sûr de trouver ça, au fond, vraiment drôle.
L'affaire est partie de Malaisie où, un mois plus tôt, le Conseil
national des fatwas avait décrété que la pratique du yoga était
"haram" (interdite) pour les musulmans, car teintée d'hindouisme. A
peine les amateurs de yoga commençaient-ils à s'en indigner que,
déjà, la question traversait le détroit de Malacca et gagnait
l'immeuble flambant neuf du Conseil des oulémas d'Indonésie à
Djakarta : fallait-il aussi décréter le yoga "haram" en Indonésie,
pays qui, avec 240 millions d'habitants dont 85 % de musulmans,
abrite la plus forte population musulmane du monde ? Le Conseil
décida d'"enquêter".
C'est ainsi que Yudhi se retrouva, avec quelques collègues yogis,
devant sept hiérarques religieux, à répondre à des questions sur
"le rituel du yoga". L'atmosphère s'est un peu gâtée lorsqu'un des
oulémas a demandé à Yudhi, qui trouvait cette convocation "ridicule
et arrogante", s'il était musulman. "Oui, sur ma carte d'identité",
a-t-il dit. "Vous priez ?" "J'ai répondu non et je suis parti,
parce que j'avais un rendez-vous." Depuis, certains de ses
collègues le battent froid.
Dernier symptôme de la dynamique qui secoue l'islam indonésien,
dont la solide tradition d'ouverture et de tolérance est mise à
l'épreuve par le militantisme de groupes conservateurs depuis
quelques années, l'affaire du yoga suit son cours. L'intelligentsia
de la capitale préfère s'en amuser, après le choc des deux
controverses qui ont marqué 2008 : en juin, un décret
gouvernemental a gelé les activités de la secte musulmane des
Ahmadis, que les radicaux considèrent comme "déviante" parce
qu'elle vénère son propre prophète ; puis, le 30 octobre, la loi
anti-pornographie a été adoptée au terme d'un long combat entre
courants libéral et conservateur de la société et de l'islam
indonésiens.
Guntur Romli ne risque pas d'oublier la bataille des Ahmadis - il
en porte les cicatrices sur le visage, autour de l'oeil droit. Le
1er juin, il se trouvait parmi les manifestants rassemblés dans le
centre de Djakarta pour soutenir le pluralisme religieux et le
droit des Ahmadis à exister, lorsqu'un groupe de nervis des
islamistes radicaux, le Front des défenseurs de l'islam (FPI),
armés de bâtons, a attaqué la manifestation. Plus de 70 personnes
ont été blessées ; Guntur Romli s'est retrouvé à l'hôpital avec le
nez cassé et trois heures d'opération pour sauver son oeil. "C'est
là que ça a commencé, en Indonésie, dit ce jeune intellectuel, qui
a étudié l'islam en Egypte pendant six ans. C'était la première
agression de l'islam progressiste par l'islam radical."
Quelques jours plus tard, la police a arrêté une cinquantaine de
membres du FPI, dont son chef. Mais, le 9 juin, l'annonce du décret
donnant partiellement satisfaction aux radicaux - ils demandaient
l'interdiction totale de la secte - a été perçue comme une
concession du gouvernement, laïque et démocratique, aux groupes
fondamentalistes.
Puis la bataille s'est déplacée au Parlement, où un projet de loi
contre la pornographie lancé en 1999, très édulcoré sous la
pression de mouvements féministes et progressistes, avait été
relancé en 2006. Eva Sundari, 43 ans, députée du Parti démocrate
indonésien du combat (PDP-I, centriste), a participé à la rédaction
du nouveau projet de loi et, devant l'impossibilité d'imposer ses
objections, a quitté l'Assemblée avec les 108 députés de son parti
au moment du vote. Aujourd'hui, elle est inquiète : "L'islam
libéral en Indonésie est menacé par la droite."
La loi adoptée définit comme pornographiques "les dessins,
ébauches, illustrations, photos, textes, voix, sons, images vidéo
ou cinéma, dessins animés, poèmes, conversations, gestes ou toute
autre forme de communication dans divers médias, ainsi que les
spectacles publics susceptibles d'inciter à l'obscénité, à
l'exploitation sexuelle et de violer la morale". Les peines pour
les contrevenants ou pour ceux qui "exposent leur nudité" peuvent
aller jusqu'à dix ans d'emprisonnement. Enfin, l'un des articles de
la loi autorise "le public à agir pour empêcher la production, la
diffusion et l'utilisation de la pornographie". Pour les libéraux,
c'est la porte ouverte à de nouveaux abus des brutes du FPI.
Plusieurs provinces indonésiennes à population chrétienne ou
hindoue ont protesté. Le gouverneur de Bali a fait savoir qu'il
refuserait de l'appliquer sur son île. Les professionnels du
tourisme, furieux, ont réussi à imposer une clause protégeant le
port du bikini sur les plages. Face aux critiques qui accusent la
loi anti-pornographie de "trahir les valeurs nationales", le
président de la République, Susilo Bambang Yudhoyono, un homme
accommodant, démocratiquement élu en 2004 et candidat à un nouveau
mandat cette année, a signé la loi en catimini, ce qui ne s'est su
que courant décembre. Depuis, plusieurs associations étudient un
recours devant la Cour constitutionnelle.
Vieux routier du combat démocratique, l'écrivain Goenawan Mohamed,
qui contribua activement à la chute du régime Suharto en 1998,
garde la tête froide. "Attendons de voir comment cette loi va être
appliquée", dit-il, attablé devant le superbe centre culturel qu'il
vient de créer à Djakarta. "Si elle est rigoureusement appliquée,
il y aura une forte résistance." Pour lui, il y a une façon
optimiste de voir les choses en Indonésie : "L'islam conservateur,
ou plutôt sectaire, est en hausse, mais l'islam libéral aussi" et
il est trop tôt "pour dire lequel va l'emporter". Pour l'instant,
il se réjouit de "la liberté du débat, impensable sous l'ancien
régime".
Il y a, chez les intellectuels libéraux indonésiens, une sagesse,
un refus de s'alarmer qui exaspère des gens comme la députée Eva
Sundari. Elle a vu, pendant la discussion sur la loi
anti-pornographie, comment les conservateurs musulmans ont réussi à
faire passer l'idée dans la société qu'il s'agissait simplement de
protéger les femmes et les enfants. Elle voit l'habileté avec
laquelle "la droite islamique", comme elle dit, infiltre les campus
et les structures universitaires, pénètre la bureaucratie, exploite
le système politique.
Face à cet activisme, accuse-t-elle, "les libéraux restent
passifs". Tête nue mais les bras et les jambes couverts par un
ensemble chemise-pantalon, elle pense qu'ils se trompent : "C'est
un défi pour notre démocratie." Guntur Romli, le blessé du 1er
juin, n'est pas loin de penser la même chose. Pour lui, "le
problème de l'islam libéral, c'est que la majorité silencieuse
reste silencieuse". Pendant ce temps, l'islam radical progresse,
représenté "dans la rue par le FPI, dans la religion par le MUI
(Conseil des oulémas) et au Parlement par le PKS", le Parti de la
justice et de la prospérité.
Anis Matta, secrétaire général du PKS, n'a pourtant pas l'air
menaçant. Au Starbucks Café d'une grande galerie commerciale, il
arrive en compagnie de sa jeune femme Sylvia, Hongroise convertie à
l'islam, enceinte, portant hidjab et abaya. Elle évite
ostensiblement de serrer la main d'un interlocuteur masculin
présent mais Anis Matta, en costume occidental et chemise à col
ouvert, ne refuse pas la nôtre. Il explique que "l'explosion de
démocratie" a donné "trop de liberté aux médias", surtout la
télévision, qui s'en est servie pour "diffuser de la
pornographie".
"C'est allé trop loin, dit-il. Or les Indonésiens n'aiment pas
l'extrémisme, ni de droite ni de gauche. Ici, le communisme a
échoué et Suharto est tombé parce qu'ils sont allés trop loin." Fin
et courtois, Anis Matta affirme pratiquer lui-même le yoga, déclare
que le dangdut, musique de variété locale dansée de façon très
suggestive, est "OK" et qualifie le port du voile de "choix
individuel". "Il est très malin, mais il a trois femmes", dit de
lui une collègue au Parlement. "Non, deux", rectifie-t-il. Et sur
une autre polémique qui a choqué beaucoup de femmes, celle d'un
religieux musulman qui a pris comme deuxième épouse une fillette de
12 ans en prétendant imiter le Prophète, il préfère ne pas prendre
parti.
Dangereux radicaux ? Pas le PKS, répond Sidney Jones, une
spécialiste de l'Asie du Sud-Est à l'International Crisis Group.
L'influence croissante de la filiale locale du Hizb ut-Tahrir, un
groupe islamiste interdit dans la plupart des pays musulmans, qui
veut instaurer un califat, l'inquiète davantage. Pour elle, le PKS
rassemble des "militants politiques islamiques qui utilisent le
système démocratique et veulent transformer l'Indonésie, de haut en
bas, en une société plus conforme aux principes islamiques, qu'il
s'agisse de la manière de s'habiller, de la moralité, de la
corruption ou de la solidarité sociale". Le PKS a "de loin les
cadres les plus dynamiques", et les organisations musulmanes
traditionnelles modérées commencent à s'en inquiéter sérieusement.
Plus que les intellectuels, qui se rassurent en soulignant le
faible poids électoral du PKS (7,5 % en 2004).
Anis Matta affirme que son parti sera "très heureux" s'il atteint
10 à 12 % des voix cette année. Car ce n'est pas sur les bancs du
Parlement que se joue l'avenir de l'islam indonésien. Dans cet
archipel où hindouisme et bouddhisme ont précédé l'islam, dans ce
pays si ouvert qu'il a fait de "l'unité dans la diversité" sa
devise, c'est au coeur même de la société que se livre, chaque jour
et âprement, la bataille pour le pluralisme et la tolérance.
www.lemonde.fr - Photo : www.healthspablog.org/.../2008/05/yoga_2.jpg