Les orages de la guerre

Par Chatperlipopette

"Oeuvre sans doute la plus célèbre et la plus lue d'Ernst jünger, ce récit scrupuleux ne se borne pas seulement au témoignage; il est encore et plus peut-être un roman d'apprentissage où nous voyons un jeune engagé volontaire se découvrir dans sa réalité spirituelle à travers l'expérience sanglante et atroce de la Première Guerre mondiale." Ainsi commence le préambule à l'avant-propos et à la lecture de "Orages d'acier".
Et tout est dit, enfin presque, dans ces quelques lignes, sur ce qu'est ce récit extraordinaire écrit, à l'aide de son journal de guerre, après la Grande Guerre par un écrivain qui connut le goût de la poudre et du sang d'un des plus horrible conflit armé.
Ernst Jünger retrace quatre ans de conflit où les belligérants se trouvaient de part et d'autre d'une ligne de combat ravinée par les tranchées, proches les unes des autres, par la boue, par les cratères creusés par le tir incessant de bombes. Ce sont quatre années rythmées par les stratégies élaborées par les états majors: les batailles qui laminent sauvagement les régiments, la fameuse guerre de position, puis la grande offensive, point d'orgue d'un combat sans merci qui a laissé exangues les deux armées.
Ce qui est intéressant et formidable c'est de lire un récit écrit par un soldat allemand, de lire une guerre par le prisme de l'autre, complétant ainsi l'aperçu d'un conflit abordé dans la lecture d'une part de Erich-Maria Remarque, "A l'ouest rien de nouveau" et d'autre part celle de Barbusse, "Le feu", et de Dorgelès, "Les croix de bois". La boucle est bouclée, cercle parfait de boue, de sueur, de peur, de courage, d'exaltation, de sang, d'horreurs....et d'infernal bruit d'un perpétuel feu d'acier mortifère.
Ce qui peut être déroutant c'est cette réécriture romanesque à partir d'un journal de guerre, rendant difficile la différence entre le vécu réel et celui reconstruit par la fiction, la sublimation du souvenir. Entre ce qui relève du témoignage général au sujet d'évènements ou perceptions vécus par n'importe quel soldat et ce qui relève du propre ressenti de cette guerre par Jünger comme élément d'une initiation ou d'un apprentissage lui permettant de construire son intériorité, le lecteur se perd dans ce méandre du non-dit, dans l'entrelac du diffus et du sensible. En effet, le courage enthousiaste et exalté des soldats fut-il réel ou enjolivé par le travail insconscient de la mémoire et de l'écriture? Jünger ne parle pas de la lassitude du soldat, de cette dépression létale parfois devant un combat qui dure au point d'en perdre son sens: y a-t-il eu des mutineries côté allemand comme il y en eut côté français lors de l'année charnière du conflit, l'année 1917? Le lecteur ne le sait pas hormis quelques fugaces allusions à l'apathie et au désenchantement de certains soldats revenant du feu. Jünger n'insiste pas sur la déshumanisation des soldats face à l'atrocité des combats, l'horreur indicible des blessures et des agonies solitaires dans le no man's land. Par contre, si le lecteur se met à lire entre les lignes des extraordinaires descriptions des pilonnages ou des champs de bataille, l'aspect traumatique de la Grande Guerre, machine infernale à broyer l'âme humaine, se devine puis s'entend.
Ce qui est passionnant dans la succession des chapitres, portant chacun un nom de bataille, c'est la description du quotidien d'un soldat, d'un officier, sur le front. Les tâches d'entretien de la tranchée, des casemates, de l'armement, le ravitaillement, les pauses, les gardes ou les reconnaissances mettent le lecteur dans l'ambiance tantôt sereine, tantôt angoissée, d'un régiment éparpillé sur une ligne de front. Ces gestes banals sont vitals pour la sauvegarde de la discipline mais surtout celle du moral des troupes...un soldat occupé ne pense pas à la peur qui lui tenaille les entrailles ou à la perte de compagnons d'armes. Le lent et étrange déplacement des lignes de front de la Somme à Verdun montre un paysage déchiqueté par l'enfer d'acier qui tombe sans relâche, un paysage redessiné par la puissance dévastatrice de l'artillerie....et comble du surréalisme, les galeries des vers de terre serpentent dans les tranchées, les trottinements des souris tintent dans la terre, les couinement des rats se font entendre tout comme le gazouilli entre deux séries de fureur tonitruante des oiseaux, musique improbable dans ce monde où la brutalité est de mise.
Ce qui est d'une absolue horreur, c'est le pouvoir évocateur du champ lexical choisi par l'auteur, lors de la réécriture, pour donner à entendre et à sentir à son lecteur le bruit infernal d'une guerre de l'immobilité (ou de la lente avancée), ogre à l'appétit inextinguible de chair humaine. "Orages d'acier" est écrit dans une langue splendide, léchée, traduite magnifiquement: le passé simple, temps de la narration par excellence, est un vrai miel à lire! Les mots possèdent la musicalité des bombardements, des sifflements des balles, des explosions ouvrant des crevasses, pièges mortels, et déchiquetant les corps: le lecteur est au coeur des combats, il sent l'odeur et l'exitation perverse de la poudre, celle âcre et suave des morts; il est en compagnie de ces hommes qui éprouvent en un étrange mélange plaisir suprême et paroxysme de la souffrance. Il y a de l'épopée dans ce récit, il y a la mémoire de toutes les grandioses (?) batailles des hommes des murs de Troie aux rives de la Bérézina, il y a du lyrisme dans l'extase de l'exploit du lieutenant Jünger lors de l'ultime bataille, la plus terrible car sonnant le glas de la défaite.
Ce qui est à souligner, c'est que ce récit est écrit du point de vue d'un officier allemand, engagé volontaire, éduqué et cultivé, parlant et comprenant l'anglais et le français. Le regard porté sur les combats engagés n'est pas celui du soldat de base, mais celui d'un chef qui doit montrer l'exemple et gagner le respect de ses hommes par ses actes de courage et ses décisions précises et salutaires.
"Orages d'acier" est un regard exceptionnel porté sur la Grande Guerre, un incontournable de la littérature du XXè siècle, un classique de la littérature allemande. C'est aussi une lecture poignante, parfois cruelle, souvent épouvantable mais toujours intense!

"Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes zones dangereuses du secteur, une épaisse odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses - et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j'en fus à peine surpris - elle était accordée au lieu. Du reste ce fumet lourd et douceâtre n'était pas seulement nauséeux: il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire.
C'est là, et au fond, de toute la guerre, c'est là seulement que j'observais l'existence d'une sorte d'horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n'arrivais pas à contenir. "
(p 143)


"La Grande bataille marqua aussi un tournant dans ma vie intérieure, et non pas seulement parce que désormais je tins notre défaite pour possible.
La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivait de façon si surprenante, si écrasante, m'avaient conduit pour la première fois jusqu'aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l'individu. C'était autre chose que mes expériences précédentes; c'était une initiation, qui n'ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l'épouvante. Là, comme du haut d'un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles.
J'y vis longtemps une manifestation secondaire de la volonté de puissance, à une heure décisive pour l'histoire du monde. Pourtant, le bénéfice m'en resta, même après que j'y eus discerné plus encore. Il semblait qu'on se frayât ici un passage en faisant fondre une paroi de verre - passage qui menait le long de terribles gardiens."
(p 388)


Récit traduit de l'allemand par Henri Plard



L'avis d'Alfred Teckel ici