Les études, pour l’essentiel dues à des universitaires, s’attachent à l’ensemble des écrits, proses et poèmes, à un recueil (Boue, Os, De l’air, Caisse claire), à un poème (Poème du mur, K.O.), aux notes de travail2 ou à des motifs : le rapport au temps, à la mémoire, l’expérience du dehors et celle de l’écriture, la boue, le jardin. Les contributions se recoupent parfois et supposent une bonne connaissance du travail d’Antoine Emaz, ce qui est un peu la loi du genre.
Plusieurs réflexions portent sur la poétique d’Antoine Emaz,
avec des points de départ différents. À partir d’une étude du Poème du mur et avec l’appui d’études de
philosophes (notamment Husserl), Jean-Patrice Courtois creuse la question de
l’évidence, « mode d’apparaître d’un
événement sans l’événement de sa formulation » ; ce qui revient à
définir l’ordinaire des jours explorés par le poète comme « "sans origine", avec des commencements quelconques ». La manière de voir
rejoint ce qu’écrit Jacques Le Gall, pour qui le travail d’Antoine Emaz se
définit comme des « commencements
toujours recommencés » ; on pense à une note de Lichen, lichen : « Écrire, c’est peut-être risquer une parole
en deçà de la question, avant ce qui deviendrait question si l’on travaillait
dans l’ordre de la pensée » (p. 22). Citons encore Jean-Patrice
Courtois, pour qui l’évidence « est
le support négatif de la vérité qu’elle peut véhiculer, à savoir qu’il n’y a
pas d’évidence au cœur de la temporalité de l’ordinaire alors même que c’est ce
qu’il faut chercher. »
Sans renvoi à des références philosophiques, la lecture de Jacques Le Gall des
notes sur la poétique met au jour précisément toute une série de tensions qui
ne sont pas étrangères à la notion d’évidence – l’évidence impossible. Ces
tensions (non pas oppositions) sont évidemment lisibles aussi dans la poésie,
plus ou moins nettement selon le moment de leur publication. Tensions – parce
qu’il y a « fêlure, blessure, bien sûr : on n’écrit pas sans
cela »3–, tensions entre la
langue et la vie, le personnel et l’impersonnel, le dedans et le dehors, les
limites et le hors-limites, la trace et la disparition, l’usure et la révolte,
les doutes et la confiance. On ne dispose pas à l’issue de cette étude d’un "guide",
mais de moyens pour s’orienter et organiser sa propre lecture.
D’autres interventions dans ce colloque s’attachent aux contenus des livres, à l’écriture poétique aussi : on lira le parcours de Jean-Yves Pouilloux4 dans une séquence d’un recueil (Boue), et sa description précise de l’ « exercice impitoyable de la réticence » qui caractérise le travail d’Antoine Emaz, cet effort qui le conduit toujours au « refus de la forme prédéterminée » comme le montre dans sa contribution Catherine Soulier.
La question des influences est également étudiée, par Michel Collot, à travers la pratique des notes et dans les poèmes. Antoine Emaz a souvent dit sa dette à l’égard de Reverdy – il lui a consacré une thèse de doctorat – et c’est cette influence qui est dégagée ici, souvent par la mise en parallèle des textes. On peut en effet rapprocher des propos. Je relis Reverdy : « Le poète doit voir les choses telles qu’elles sont et les montrer ensuite aux autres telles que, sans lui, ils ne les verraient pas » (En vrac, p. 96) et Antoine Emaz : « Un poème, c’est peut-être découvrir (ou révéler ?) la profondeur de l’immédiat » (Lichen, lichen, p. 69). Pour l’un et l’autre, c’est le cours habituel des jours qui compte, c’est là qu’est vécue l’émotion, et « un poème, c’est toujours de la langue sur une émotion qui rend muet »5, et Michel Collot relève, avec d’autres points communs dont la fréquence chez les deux poètes de certains mots (on, rien, notamment), que Reverdy est régulièrement cité dans les poèmes6. Tout cela est indiscutable, mais la proximité des positions vis-à-vis du rapport entre écriture et réalité n’empêche pas du tout une création originale : c’est bien là la conclusion de Michel Collot. La séparation entre Reverdy et Emaz, parmi d’autres points, est d’ailleurs claire sur le statut de l’image quand on relit Lichen, lichen : « Je repense à ce que Reverdy écrivait à propos de l’image et de son nécessaire détachement d’un cadre spatio-temporel précis. Il y a quelque chose de cela dans mon délavement, ma façon d’anonymer assez pour ne garder qu’une situation quasi impersonnelle. Mais Reverdy visait une sorte d’éternité, pas moi... » (p. 83).
On voudrait insister sur l’intérêt des actes de ce colloque, qui complèteront des ensembles déjà consacrés à Antoine Emaz, comme le dossier de la revue NU(e), n°33, en septembre 2006, ou celui du site www.remue.net de François Bon et Ronald Klapka en juin 2002.
Contribution de Tristan Hordé
Actes du colloque Antoine Emaz, textes réunis et présentés par Jacques Le Gall, supplément Triages, éditions Tarabuste, 2008, 23€.
1 Caisse claire, poèmes 1990-1997, anthologie
établie par François-Marie Deyrolle, postface de J.-P. Courtois, Points/Poésie,
2007.
2 Lichen, lichen, éditions Rehauts, 2003,
et Cambouis, éditions Rehauts,
février 2009.
3 Lichen, lichen, p. 40.
4Jean-Yves Pouilloux présente, modestement,
son travail dans la continuité d’un excellent article de Chantal Colomb à propos
d’Antoine Emaz, "Le poème comme refus de l’informe", que l’on pourra
lire sur la Toile :
http.//pretexte.club.fr/revue/critique/articles_fr/articles/emaz_le-poeme-comme-refus
5 Antoine
Emaz, Cambouis, cité par Jacques Le
Gall.
6 Antoine Emaz
cite régulièrement d’autres écrivains, par exemple dans Peau, du Bouchet, Baudelaire, Paul de Roux, Pascal, Lamartine...