On a vraiment l’impression que Don DeLillo a connu une période de grâce d’une dizaine d’années, commencée avec la publication en 1985 de « White Noise » et terminée peu après celle de « Underworld ». Dans ce laps de temps, ses ventes ont considérablement augmenté, il a donné trois classiques au corpus littéraire américain, est devenu un nom établi dans les cercles académiques, a reçu des prix innombrables et les applaudissements de la presse internationale. Si les lézardes dans l’unanimisme critique sont apparues dès après « Underworld » (trop long, trop cérébral, trop chiant, trop, trop, trop), on a vraiment touché le fond avec « Cosmopolis » en 2003. Quatre ans plus tard, la réception de « Falling Man » oscille entre le médiocre et le bon. C’est avec une impression diffuse que cette légère disgrâce est liée principalement à une mode médiatique (remember el Pynch) que j’ai commencé ce nouveau livre.
Vous ne l’ignorez sans doute pas, « Falling man » est la version delillesque du roman 9/11. On l’attendait avec une impatience non feinte, nous les lecteurs de « Players », « The Names » et « Mao II », ces romans d’un auteur prescient qui semblait savoir lire dans le futur. Qu’aurait-il à dire sur le passé, dans un roman qu’on savait moins volumineux et minutieusement recherché que l’hallucinant « Libra » ?
Finalement, DeLillo emprunte la seule voie praticable pour un écrivain new-yorkais souhaitant aborder cette catastrophe de septembre, délaissant l’énorme architecture paranoïaque postmoderne pour un court roman presque familial.
« It was not a street anymore but a world, a time and space of falling ash and near night. »
C’est de ce monde que Keith Neudecker émerge, hagard et ensanglanté, pour se retrouver sur le seuil de son ex-femme. Elle le lave, le panse, le ramène sur terre, et le couple se rapproche, se rabiboche, partage le même lit, au départ sans se toucher. Pendant ce temps, un performer se faisant appeler le falling man reproduit à divers endroits de la ville la chute de l’homme s’étant balancé du centième et quelques étages du WTC et rendu célèbre par le cliché de Richard Drew.
En fait, « Falling Man » n’est pas tant le roman du survivant Keith que celui de sa femme Lianne. Elle n’était pas dans les tours ou aux alentours de Wall Street, et pourtant c’est elle la plus traumatisée, c’est elle qui se pose les questions, entre dans une recherche spirituelle et tente de faire tourner sa vie professionnelle autour du terrorisme. Keith, lui, donne l’impression d’une coquille vide dont la véritable passion est le poker. Mais le personnage le plus étrange est Justin, le fils de couple, qui, à sept ans, semble se méfier de ce père de retour à la maison, et s’enferme dans la chambre d’amis du voisinage pour observer le ciel de Manhattan à la recherche du retour des avions de "Bill Lawton" et de traces de la destruction définitive des tours.
Les romans de DeLillo sont tous multidimensionnels, et celui-ci n’échappe pas à la règle. Au-delà de l’étude familiale ou même de la réaction d’une ville au choc du 9/11, les thèmes plus profonds affleurent. D’une part, les questions individuelles relatives à l’identité et à la mort. On a toujours l’impression que les catastrophes divisent le monde entre eux et nous, on se rend compte ici qu’il y a une grande part de discours politique là-dedans : la réalité est plutôt dans le point d’interrogation, signe terrifiant que les choses ont été bouleversées et qu’il faut se redéfinir pour ne plus marquer le coup. Suit évidemment le problème de la mort et de la capacité plus ou moins grande de résilience de chacun à son égard. D’ailleurs, peut-être « Falling Man » doit-il être vu comme une sorte de suite à « The Body Artist » qui couvrait ce sujet de manière plus abstraite ? L’autre thématique est bien entendu celle de la politique internationale et du terrorisme. Comment vivre dans un monde qui a placé les Etats-Unis en son centre mais les rejette sans alternative – selon un des personnages « If we occupy the center, it’s because you put us there. This is your true dilemma. (…) Ask yourself. What comes after America ? » Et que faire lorsque l’adversaire tue à l’aveugle – DeLillo fait dire à Atta « the others exist only to the degree that they fill the role we have designed for them. (…) Those who will die have no claim to their lives outside the useful fact of their dying »? Il n’y a bien entendu aucune réponse à trouver dans ce roman qui semble surtout dire que le futur n’est pas souriant.
L’amant de la mère de Lianne lie ces deux thèmes. Marchand d’art allemand, il vit sous une fausse identité et semble avoir participé à des actes terroristes d’extrême gauche dans les années ’70. Il est, comme par hasard, le seul personnage à ressentir une certaine empathie pour l’obscure cause des islamistes. Et pourtant Lianne de dire « maybe he was a terrorist but he was one of ours ». Athée, occidental et blanc. Cette prise de conscience que le pire réside dans l’altérité de l’adversaire est sans doute le moment le plus terrible du roman.
On a souvent reproché à DeLillo la froideur de son écriture, le manque apparent d’émotion – on fait d’ailleurs le même reproche à Kubrick, par exemple-, mais c’est sans doute le style qu’une telle histoire nécessitait. L’après-9/11 est déjà une situation remplie de pathos, il n’est pas nécessaire que l’écrivain en rajoute. On en ressent de l’émotion, mais paradoxalement précisément parce que l’écriture est objectivement sèche. On a aussi pu lire que « Falling Man » n’est pas le meilleur DeLillo. C’est incontestablement vrai, mais l’information est dépourvue d’intérêt. S’il est toujours essentiel de replacer un livre dans le contexte d’une œuvre ou d’une littérature, à l’heure du verdict il faut aussi savoir stopper la comparaison et prendre le roman isolément. Malgré la supériorité de « White Noise » ou de « Libra », « Falling man » est remarquable. Et renvoie probablement dans les cordes l’ensemble des fictions 9/11.
Don DeLillo, Falling Man, Picador, £16.99