Il y a un siècle, le 9 janvier 1909, a lieu à Paris, salle Érard, sous l’égide de la Société nationale de musique, la première audition publique de la suite pour piano Gaspard de la Nuit, interprétée par Ricardo Viñes. Une composition de Maurice Ravel, inspirée par trois poèmes du cycle de poèmes Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand.
« De Ma Mère l’Oye à Gaspard de la Nuit ― composé à Levallois durant l’été de la même année 1908 ― nous ne quittons pas le fantastique, mais nous changeons de climat.
La claire et pénétrante mélodie ravélienne que souligne le contrepoint à deux parties de la Pavane de la Belle au bois dormant ou les tierces parallèles de la pastorale du Petit Poucet, requiert dans Ondine, Le Gibet et Scarbo, l’intervention de réseaux serrés d’arabesques, d’accords sourds, largement étagés, de traits vertigineux en secondes. C’est que Perrault vient de céder la place à Aloysius Bertrand et la magie blanche à la magie noire.
Ravel a déjà le goût du sujet romantique, à quoi nous le verrons s’attacher toujours davantage. Il le traite d’autant mieux qu’il le voit du dehors. Le romantisme lui apparaît comme un fauve à dompter. Il n’est que de se préserver de ses atteintes et de lui commander à propos de ramper ou de rugir. Affaire d’audace et de virtuosité.
Ici comme ailleurs, Ravel n’avait envisagé dans le principe que la solution d’un problème de métier :
« Écrire pour le piano, disait-il à Delage, des pièces de virtuosité transcendante qui soient plus difficiles qu’Islamey. » Transcendante : prenons le mot dans sa rigueur, car la virtuosité transcende ici son domaine et fait de Gaspard de la Nuit une des réussites essentielles de Ravel et l’un des sommets de son art. Toutes les vertus de sa musique, toutes les puissances de son génie s’y résument ; d’abord et surtout dans sa sobre richesse et la pureté de l’invention mélodique. Car la mélodie règne ici en maîtresse souveraine. Elle jaillit du flot des arabesques, s’y profile et ne s’y mêle que pour s’en détacher avec plus de relief. Elle frôle, dans Ondine, les gouttes d’eau que figurent des batteries légères et pressées. Elle se heurte tragiquement, dans Le Gibet, au glas obstiné d’une pédale intérieure (qui renouvelle, en les amplifiant, les sortilèges de la Habanera). Elle virevolte, se brise et se recompose enfin dans le scherzo infernal de Scarbo.
Jamais encore Ravel n’avait ouvert de plus larges perspectives aux prestiges du songe, aux lourds enchantements des visions nocturnes ; jamais, chez lui, l’artifice n’avait revêtu avec plus d’aisance et de force l’apparence du naturel et du nécessaire. Alfred Cortot a fort bien mesuré l’importance de cet exploit. Il a compris que, dans Gaspard de la Nuit, « la discipline exacte de l’interprétation musicale n’a pour effet que de rendre sensible l’exaltation romantique de l’argument littéraire… Et ces trois poèmes, poursuit M. Cortot, enrichissent le répertoire pianistique de notre époque de l’un des plus surprenants exemples d’ingéniosité instrumentale dont ait jamais témoigné l’industrie des compositeurs. »
Roland-Manuel, Ravel, Éditions Gallimard, Collection « Leurs Figures », 1948, pp. 65-66.
Que vois-je remuer autour de ce gibet ?
(Faust).
Ah ! ce que j’entends, serait-ce la bise nocturne qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?
Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont par pitié se chausse le bois ?
Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallali ?
Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à son crâne chauve ?
Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi-aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ?
C’est la cloche qui tinte aux murs de la ville, sous l’horizon, et la carcasse d’un pendu que rougit le soleil couchant.
Aloysius Bertrand, Pièces détachées in Gaspard de la Nuit, Nouvel Office d’Édition, 1965, p. 174.
Il regarda sous le lit, dans la cheminée, dans le bahut : personne. Il ne put comprendre par où il s’était introduit, par où il s’était évadé.
Hoffmann (Contes nocturnes).
Oh ! que de fois j’ai entendu et vu Scarbo lorsqu’à minuit la lune brille dans le ciel comme un écu d’argent sur une bannière d’azur semée d’abeilles d’or !
Que de fois j’ai entendu bourdonner son rire dans l’ombre de mon alcôve et grincer son ongle sur la soie des courtines de mon lit !
Que de fois je l’ai vu descendre du plancher, pirouetter sur un pied et rouler par la chambre comme le fuseau tombé de la quenouille d’une sorcière !
Le croyais-je alors évanoui ? le nain grandissait entre la lune et moi comme le clocher d’une cathédrale gothique, un grelot d’or en branle à son bonnet pointu !
Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane comme la cire d’une bougie, son visage blêmissait comme la cire d’un lumignon, ― et soudain il s’éteignait.
Aloysius Bertrand, Pièces détachées in Gaspard de la Nuit, Nouvel Office d’Édition, 1965, p.175.
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 20 avril 1807/Naissance d’Aloysius Bertrand (+ le poème « Ondine », Gaspard de la Nuit) ;
- (sur Terres de femmes) 11 janvier 1930/Le Boléro de Ravel par Ravel ;
- (sur Wikipedia) un bel article sur Gaspard de la nuit de Ravel.
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