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Exil intérieur

Par François Monti

Souvent présenté comme le successeur de Arno Schmidt, Reinhard Jirgl est surtout l’héritier de la difficile histoire allemande de la seconde moitié du vingtième siècle. Ces deux filiations ressortent très clairement des « Inachevés », premier roman traduit en français, une véritable révélation.

Feuilleter « Les inachevés » donne l’impression d’être tombé dans un livre de Schmidt : Jirgl, lui aussi, est adepte du jeu typographique, de l’éclatement de la structure mise-en-pagienne normale. Et, toujours comme Schmidt, c’est la soif de liberté littéraire qui frappe. Et puis surtout, l’impression qu’on a devant soit quelque chose de vraiment particulier, personnel, unique. Pas surprenant donc que Claude Riehl était sensé rédiger la préface de cette traduction.

« Les inachevés » commence par une de ces histoires finalement peu connues au-delà des frontière allemandes : l’expulsion des habitants germanophones de Sudètes à l’issu de la seconde guerre mondiale. Quatre femmes, trois générations, jetées sur la route, spoliées de tous leurs biens et renvoyées vers un pays qu’elles ne connaissent pas, mis sous la coupe de l’armée soviétique. Il y a Anna, la fille, qui, a 18 ans, a déjà connu le pire dans les camps de travail, et s’agite pour se libérer de l’étau qui l’enserre pour se retrouver au final encore plus prisonnière. Il y a Hanna, la mère dont les seules obsessions sont de maintenir la famille unie et de rentrer au pays. Arc-boutée sur des principes et des valeurs qui n’ont plus vigueur dans la nouvelle république démocratique, elle se fait avoir et encore avoir, exploiter et encore plus exploiter. Il y a la tante, sous l’emprise de sa sœur, contrainte à suivre et à obéir. Et finalement, il y a la grand-mère, maintenant un mutisme assourdissant pratiquement de bout en bout.

Les quatre femmes de Jirgl connaissent un exil permanent. De toute évidence, celui qui les a mis sur la route en premier lieu. Mais il y a surtout le terrifiant exil intérieur, celui qui fait d’elles des étrangères partout, surtout dans leurs propres esprits. Comme si elles se retrouvaient prisonnières, incapables de prendre le chemin de la liberté, aiguillonnées par le déterminisme du paradis socialiste comme par leur propre héritage. Et lorsque, dans une dernière partie de toute beauté, la lignée familiale prend fin dans l’Allemagne d’après-mur avec le fils de Anna, force est de constater que l’expulsion et l’exil, sous des formes changeantes, sont des fardeaux perpétuels.

Au-delà d’une histoire d’évidence très forte, ce qui époustoufle vraiment dans « Les inachevés » c’est cette écriture, ce style en déséquilibre permanent, qui tente toujours de faire ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne saurait faire. Et qui y réussit. C’est une prose des slogans et de l’odeur nauséabonde du monde mis sous la domination d’une poésie un peu folle, parfois d’un certain lyrisme, une sorte de mise en texte de la dissonance, de l’art footballistique du contre-pied. Attendez-vous à l’inattendu, préparez-vous aux surprises et à une créativité d’une originalité constante. Quelque chose qu’il faut lire pour comprendre. Voilà un grand roman dont l’humanité ne compromet jamais l’inventivité, et vice-versa.

« Les gens voient souvent leur vie rétribuée par du médiocre, du parcimonieux & de la chiche monnaie, en contrepartie de mains chargées de détresse é de fatigue. Les années se consument comme de la mauvaise herbe desséchée sur le remblai de la voie et l’homme meurt des amis qu’il n’a pas. »
Reinhard Jirgl, Les inachevés, Quidam Editeur, 22€

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