Par monts et par vaux

Par François Monti

En Allemagne, ils n’avaient plus vu ça depuis « Le parfum ». Un million de copies dans les ménages germains. Avec « Les arpenteurs du monde », Daniel Kehlmann a signé le coup éditorial de 2005, de 2006 et sans doute de 2007 à travers l’histoire a priori peu sexy d’une rencontre entre l’explorateur Humboldt et l’astronome Gauss dans la première moitié du 19eme siècle. Terrain surprenant pour un auteur classé « pop » et sujet étonnant pour un best-seller.

Comment expliquer un tel succès ? Je n’en ai aucune idée. C’est, dit-on, un livre qui marque une rupture avec la génération dominant la littérature allemande depuis la fin de la guerre, celle d’écrivains plus ou moins de gauche (Grass, comme c’est ironique) et obsédée par un sentiment de culpabilité post-nazillonisation du pays. Moins gentiment, la presse internationale souligne qu’on apprend que les Allemands ont de l’humour – et savent rire d’eux-mêmes. C’est peut-être cette auto-révélation qui a fait le succès du roman. En tout cas, malgré l’accueil enthousiaste de la critique anglo-saxonne, je n’ai pas l’impression que le livre se vend des masses outre-manchatlantique. En Francowallonie, même pas un frémissement. Succès interrénhanodanubelbanique uniquement? Mais pourquoi ai-je lu ce livre ? Les commentaires allemands et américains ont parfois évoqué Pynchon. Ben oui. Mais ils se trompaient.

Au-delà de la passion pour la science et les découvertes, Gauss et Humboldt sont on ne peut plus différents. L’un, d’origine paysanne, n’est jamais sorti de sa région natale, donne dans le grivois, est se passionne essentiellement pour le monde mathématique, la voûte céleste et la physique. L’autre, homme du beau monde, frère du philosophe, est un grand voyageur, principal explorateur européen de l’époque, casse-cou incroyable et coincé du cul phénoménal. Le portrait que fait Kehlmann des deux hommes est extrêmement irrévérencieux – l’académie des sciences n’aurait pas apprécié- et surtout incroyablement drôle. Indéniablement, le lecteur prend le plus de plaisir dans les chapitres où Humboldt explore l’Amérique du Sud en compagnie d’un Français paillard, rencontrant sur leurs chemins tout ce qui allait faire les clichés de l’exotisme et les recettes du réalisme magique, ou ceux contant comment Gauss, pour faire rentrer de l’argent, se met à arpenter l’Allemagne avec son incapable de fils dans un duo à la Laurel & Hardy se terminant en un hommage discret à Kafka.

Si le livre s’ouvre sur le voyage de Gauss pour aller à son rendez-vous berlinois avec Humboldt, cette rencontre est plus un anti-climax qu’autre chose. Les parcours personnels des deux hommes semblent inexorablement mener vers une étincelle lorsqu’ils rentrent en contact. Et pourtant, bernique. Kehlmann nous fait un petit tour de passe-passe, essaie d’imaginer une péripétie quelconque, et ça tombe à plat, dans un bruit et une fureur qui ne signifie rien. Tout ce qui reste est l’impression d'une longue mise en bouche agréable avant la révélation que le reste du repas a brûlé.

Il n’est pas difficile de voir pourquoi certains évoquèrent Pynchon. Humboldt & Gauss pourraient former un duo à la Mason & Dixon. Ca s’arrête là. Si Kehlmann est de toute évidence un écrivain intelligent et son livre rempli de références culturelles, scientifiques et artistiques, on peut en rien comparer ce qu’il fait de ses connaissances avec le travail de dynamiteur du savoir et du monde du Pynch. Si Kehlmann écrit de manière élégante, on ne saurait comparer la joliesse discrète de son style avec les explosions poétiques de la patte pynchonienne.

« Les arpenteurs du monde » est un best-seller atypique, ça ne fait aucun doute. Il ne faudrait pas croire que c’est beaucoup plus que ça. Lecture plaisante et amusante, roman intelligent, son souvenir s’estompe rapidement, laissant une insignifiante trace. Bon livre pour l’été, j’imagine.

Daniel Kehlmann, Les arpenteurs du monde, Actes Sud, 21€