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L'écharpe bleue (II)

Publié le 09 janvier 2009 par Didier54 @Partages
Making off.
Exercice d'écriture à partir d'un mot. Pris au hasard.
Cela aurait pu être sapin, par exemple. Boule. Guirlande. Bonnet, aussi.
Le prendre, ce mot, et le suivre à la ligne, pour voir où il conduit.
Ce mot, c'est écharpe.
Le premier épisode de cette sage est à lire ici.
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Malgré le froid, il s'endormit. Se réveilla au petit matin avec le premier tram. Ne cligna pas des paupières. Juliette n'était pas de ces horaires-là. Il décida d'attendre sur le banc, et tant pis si son ventre grouillait, et tant pis si les passants avaient peur de ce grand type maigre, mal rasé, sapé avec des bribes de fringues des autres. Il avait choisi sa méthode. Il mènerait l'enquête depuis ce banc.
Ce sera mon bureau. Il se sentait déjà intégré dans cette cité dont il ne connaissait même pas le nom et où il avait débarqué de train en stop et de péniches en marches. Un bureau, une mission, une utilité sociale. C'était un excellent début. Le plein hiver n'était pas de bonne compagnie, mais il était lucide. On ne trouve pas d'écharpe bleue au mois d'août. On lui jetait des regards furtifs et il avait juste envie de les rassurer, tous, en leur disant, j'attends Juliette. Pour lui rendre son écharpe.
Longtemps, on l'appela le taiseux. Ou l'intello. Curieux alliage. Il déroutait, Marco. Pourtant, c'est lui qui était souvent bien dérouté, mais il n'en soufflait mot. Il n'avait plus le loisir de dessiner sur de la terre ou du sable avec un bâton de bois alors il se taisait. Les gens pensaient même parfois qu'il était muet tellement il ne parlait pas. Il regardait.
Les mots, croyait-on à tort, n'étaient pas de son monde. Il n'était pas du genre à la ramener à tout bout de champ, et lorsqu'il parlait, c'était chiche. Un mot, ou deux, à peine une phrase. Mais cela suffisait. Les mots, pourtant, il en était empli. Il en connaissait des milliers, des millions peut-être mais parce qu'il en connaissait aussi les synonymes et les contraires, il ne faisait pas le fanfaron. Un J'attends Juliette pour lui rendre son écharpe lui suffisait.
Il était de nature prudente. Il en avait l'intime conviction : les mots, c'étaient la pulpart du temps les mots des autres. Les leurs. Ce sont des conventions. Comme l'heure et l'argent, ou le système métrique, sont des conventions. Qu'il les lise sur des journaux dénichés dans des poubelles entiers ou en tranches, déchirés parfois, sur des affiches, ou qu'ils les entendent dans des bouches plus ou moins avinées, plus ou moins maquillées, plus ou moins entretenues, ce n'étaient se disait-il que les mots des autres.
Avant que ses parents ne meurent, ses vrais parents, avant qu'il ne passe de maisons en maisons chez des adopteurs qui faisaient commerce de masures pas toujours bien digne, son père avait coutume de dire que les mots pouvaient être plus dangereux que des fusils.
Son père avait fait une guerre. Marco était convaincu que du coup, il savait de quoi il retournait. Il l'écouta. Au mot près. Il en entendit, pourtant. Il mettait mal à l'aise, parfois. Ce grand gaillard, yeux grands ouverts, qui vous regardait, un sourire sur le visage, indéterminé le sourire. Ca pouvait troubler. Comme là sur ce banc dans cette ville dans cet hiver. Il ne prenait même la peine de dire j'attends Juliette pour lui rendre son écharpe. A vrai dire, personne ne lui demandait. Une dame lui avait donné un bonnet rouge. Une autre des gants. Et les jours passèrent. Il s'était fondu dans le paysage. Certains finirent par lui dire bonjour. On s'habituait à sa présence. Il devint comme un phare. Sourires discrets, parfois complices, c'était toujours mieux que les gênes des premiers temps mais il ne s'en était pas formalisé, habitué. Il savait à quoi s'en tenir. L'échalas effarouchait moins. Marco souriait. Le livre bien au chaud dans sa poche. Des enfants s'étaient enhardis et lui avaient demandé son prénom. Il le leur donna. Des adultes mis au parfum le saluaient, désormais. Certains s'asseyaient même près de lui, intrigués ou désireux de parler. Il écoutait, emmitouflé, comme insensible au froid, il tenait à la main l'écharpe bleue. Il surprenait parfois des regards dérobés se poser sur l'objet. Il suspendait même son silence lorsque des gens arrivaient près de l'abri-bus, et lorsque d'autres gens descendaient du tram ou du bus, voire de voitures. Aux aguets. Chasseur tapis dans les fourrés. Oreilles dressés. Jambes prêtes à jaillir. Mais il reprenait bien vite son attitude. Certains avaient noté comme alors, le temps semblait se suspendre, un silence parfait s'abattait d'un coup sur le lieu, puis les bruits alentour revenaient. Ils pouvaient alors jeter des regards par-dessus son épaule, ou plutôt par dessous, quelque part entre le coude et le haut du bras.
Parfois, certains le voyaient plongé dans un livre. Un seul. Son seul. Tout un poème. Tout lui. Le livre était usé, plus usé qu'un livre usé, rafistolé, jauni, grisé même. Il y plongeait souvent, c'était son repas, c'était son radiateur.
[à suivre]

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