Il faut redonner son à l' "École de Guerre"

Publié le 09 janvier 2009 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

La scène se passe à Paris, un matin du mois de juin 2008 dans les salons d’une grande entreprise du CAC 40. Notre groupe de la 15e promotion du Collège Interarmées de Défense (C.I.D.) est en visite d’information. Nous sommes accueillis par le directeur général, le directeur des ressources humaines et des cadres supérieurs français et étrangers. Mes camarades me regardent avec amusement essayer de présenter le C.I.D. à nos hôtes. Par défi et par curiosité, je ne prononce pas le nom historique de l’école. Après de fastidieuses explications sur le parcours professionnel d’un officier en 2e partie de carrière, le programme de la scolarité, le directeur général me demande soudain s’il ne s’agit pas tout simplement de « l’Ecole de Guerre ». A ma réponse affirmative, tous les visages s’éclairent, l’incompréhension dédaigneuse qui s’installait dans les regards s’estompe et les questions fusent. Encore une fois, je mesure avec étonnement l’effet de ce simple nom sur des générations d’hommes et de femmes, français et étrangers assez éloignés du monde militaire. Je crâne fièrement jusqu’à ce qu’une stagiaire innocente mais cruelle me demande s’il s’agit d’une annexe de l’École de guerre économique installée dans le 7e arrondissement de Paris.

Cette anecdote authentique nous incite à nous demander si l’appellation « C.I.D. » est réellement adaptée pour désigner l’institution qui forme chaque année les futurs chefs militaires ? N’est-il pas légitime et utile de restaurer le nom « Ecole de Guerre » sous une forme ou sous une autre ? Des enjeux de fond se révèlent derrière ce qui ressemble de prime abord à une modeste question de forme.


Il apparaît à la fois possible et nécessaire de redonner au C.I.D son nom historique d’« Ecole de Guerre » [1] dans la mesure où la réalité du monde contemporain nous y engage et parce qu’il s’agit de rappeler de façon claire et lisible la place spécifique des armées dans notre société. Bien loin d’un retour en arrière, réhabiliter le nom « école de guerre » c’est saisir la double chance d’un nom hérité et choisi à la fois. La réforme en préparation de l’enseignement militaire va nous offrir cette possibilité.

Défendre l’opportunité de cette démarche, c’est d’abord comprendre pourquoi le nom « Ecole de Guerre » a été abandonné dans les années 90. C’est ensuite reconnaître que le nom de C.I.D. n’a pas réussi à s’imposer après 15 ans d’existence. C’est souligner enfin l’intérêt pour les armées et pour notre pays de retrouver le vrai sens du nom « Ecole de guerre ».

Un nom rejeté dans le contexte particulier des années 90.

Le 1er septembre 1993, l’abandon du nom « Ecole de Guerre » au profit de l’appellation « Collège Interarmées de Défense » intervient dans un cadre géopolitique et un contexte sociétal spécifiques.

Le C.I.D. succède aux quatre anciennes Ecoles Supérieures de Guerre, à l’Ecole supérieure de la Gendarmerie Nationale et au Cours Supérieur Interarmées dans une période marquée par de profonds bouleversements stratégiques. Cette réforme de l’enseignement militaire supérieur était rendue nécessaire par la conduite d’opérations militaires nouvelles et dans la perspective d’une défense européenne.

Plus largement, l’ambiance du moment était celle de l’illusion d’une « fin de l’histoire [2] », dans une société espérant enfin profiter des « dividendes de la paix ». Si la légitimité de ces adaptations n’est pas en cause, il est inquiétant de constater qu’elles participent à une évolution qui conduit à éradiquer le mot « guerre » du vocabulaire militaire.

Or, le monde réel se rappelle à nous (récemment douloureusement) pour signifier que la guerre n’est pas morte. Le militaire a une responsabilité à l’égard de la société dont il est une émanation. Les sociétés modernes souffrent d’un mal chronique qui consiste à effacer de leur vocabulaire les mots qui évoquent les problèmes et difficultés auxquels elles ne veulent plus faire face. Il s’agit de proposer des périphrases ou des euphémismes ou pire, d’établir des tabous. Ainsi, supprimer le mot permettrait de faire disparaître les maux. Le problème est aussi sérieux qu’ancien puisque Platon proposait déjà que « la perversion de la cité commence toujours par la fraude des mots ».

Il y a plus : on n’a pas seulement assisté à la disparition d’un mot ou d’un nom du vocabulaire militaire, mais aussi à son glissement vers un champ lexical civil. Il est significatif à cet égard que l’appellation « Ecole de Guerre » qu’abandonnent les armées s’est déplacé en quelques années vers le domaine économique. C’est en effet en 1997 qu’est créée à Paris l’Ecole de Guerre Economique. A mesure que les armées opéraient une « pacification » de leur champ lexical, le vocabulaire du monde civil et spécifiquement celui de l’économie s’est largement militarisé.

Il est toujours courant de rebaptiser un organisme pour éviter de le moderniser réellement. Concernant l’enseignement militaire supérieur, sa rénovation profonde et courageuse dans les années 90 s’est concrétisée par un nom nouveau. On constate malheureusement que le recours à l’appellation « Collège Interarmées de Défense » très descriptive fait finalement perdre le sens général et supérieur de ce qui devrait être signifié. Depuis 15 ans, bien loin de s’être vraiment imposé, l’acronyme « C.I.D. » fait courir à l’enseignement militaire supérieur le double risque de la banalisation dans le monde universitaire et de l’anonymat dans celui des institutions de l’Etat.

Le remplacement du nom « Ecole de Guerre » par l’appellation « C.I.D. » s’accompagne d’une perte de notoriété et de sens.

Après 15 promotions, on mesure encore un déficit d’image et de lisibilité du « C.I.D. ». Puisque la référence au monde civil est aujourd’hui de rigueur, il faut admettre qu’aucune grande entreprise n’aurait abandonné un label aussi respecté, vecteur d’une notoriété internationale. Cette perte de lisibilité est évidente, puisqu’il est pratiquement impossible de présenter le C.I.D. sans référence explicite à « l’ancienne Ecole de Guerre ».

Le nom « Ecole de guerre » reste un label reconnu que les armées ont pourtant abandonné. Il suffit pour s’en convaincre de comparer l’occurrence des noms en question sur « Google ». Le terme « Ecole de Guerre » apparaît 308.000 fois et l’« Ecole Supérieure de Guerre » est référencée dans 1.430.000 articles ou documents. L’expression « Collège Interarmées de Défense » renvoie quant à elle à 6.070 occurrences,

Le mot « défense » s’est substitué au mot « guerre » qu’il nous faudrait pourtant bien continuer à prononcer. Il recouvre une réalité du monde dans lequel nous vivons et définit le fondement original de l’enseignement militaire supérieur. Ce mot « défense » qui est le contraire du mot « attaque » ne nous condamne-t-il pas à agir en réaction des menaces du monde qui nous entoure ? Notre société juge sans aucun doute le mot « guerre » trop agressif ! Justement, le mot agressere en latin évoque l’idée « d’aller vers ». La préservation de nos valeurs et de nos intérêts, se définit aujourd’hui comme une manœuvre de l’avant, bien au-delà des limites physiques du territoire national. C’est ce qui se joue en Océan Indien ou en Afghanistan. L’enfermement défensif derrière une nouvelle ligne Maginot ou le repli égoïste sur un « soi collectif national » seraient les pires des postures pour notre sécurité.

C’est aux militaires, et plus particulièrement aux élites de chacune des armées que revient la responsabilité de rappeler cette réalité à la nation.

Restaurer le nom « Ecole de Guerre » pour exprimer la nécessité de penser l’engagement de la force au service du monde tel qu’il est : « si vis pacem, para bellum [3] »

La société française et l’institution militaire méritent des repères clairs. Restaurer le nom « Ecole de guerre » est une opportunité à saisir pour rappeler ce qui fonde l’identité du militaire et son rôle dans la cité. Cela semble important pour permettre aux armées de faire face aux défis que la nation attend qu’elles relèvent. Reprendre sous une forme ou une autre le nom « Ecole de guerre » permettra encore aux chefs militaires de rappeler à leurs soldats et à leurs officiers que la finalité ultime de leur engagement pour le pays reste inchangée : se préparer à faire la guerre, le cas échéant malheureusement la faire et par-dessus tout la faire bien. A ne plus affirmer clairement leur contribution originale à la sécurité de la nation, les militaires risquent de perdre de vue ce qui constitue le cœur de leur métier. Il est flagrant aujourd’hui qu’un « master » en management (certes important et nécessaire) soit plus valorisant pour un officier supérieur en scolarité que la connaissance approfondie de la planification opérationnelle…

L’appellation de « C.I.D. » provoque aussi un manque de lisibilité pour le citoyen. L’enseignement militaire supérieur est pourtant le cadre où ces questions graves, celles de la guerre et de la paix, de la vie et de la mort doivent être abordées sans tabou. Le mot « guerre » fait peur et dérange parce qu’il évoque une réalité terrifiante de destruction, de souffrance, et de mort. C’est exactement pour cela que ce mot doit apparaître dans le nom de l’école qui forme les futurs chefs des armées. Ceux-ci doivent être imprégnés des responsabilités qui sont les leurs et de la gravité des décisions qu’ils auront à prendre dès le temps de paix. Malheureusement, l’expression « Collège Interarmées de Défense » est porteuse d’une connotation administrative et universitaire bien loin de correspondre complètement au regard que les militaires doivent porter sur le monde réel.

Cette idée verra sans doute s’élever deux types d’objections :

Il sera dit d’abord que tout cela n’est que pure forme. Mais « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface [4] » . Les armées doivent impérativement annoncer à la société française ce qu’elles font pour elle. Il est indispensable de réaffirmer la spécificité du métier militaire car les opérations d’aujourd’hui sont des opérations de guerre. Face à des évolutions stratégiques rapides, il s’agit simplement de faire preuve de bon sens et de former nos chefs militaires selon le principe de réalité.

Ensuite, selon une habitude douteuse qui consiste à ne proposer au niveau supérieur que ce qu’on imagine qu’il est prêt à entendre, on affirmera que le Politique n’acceptera jamais. C’est possible, mais ce n’est pas sûr. Il est d’ailleurs permis de penser qu’il a déjà répondu à la question par la voix même du chef des armées : « Il faut regarder le monde tel qu’il est : sans paranoïa, ni excès d’angélisme. Projeter 30.000 hommes, c’est déjà accepter le principe que notre pays pourrait s’engager dans une guerre, car avec 30.000 hommes c’est bien de cela dont il s’agit. » [5]

Conclusion :

En définitive, il apparaît à la fois possible et nécessaire de redonner au C.I.D son nom historique d’« Ecole de Guerre » dans la mesure où la réalité du monde contemporain nous y engage et parce qu’il s’agit de rappeler de façon claire et lisible la place spécifique des armées dans notre société.

Cette référence au nom historique de l’école permettrait en outre de manifester et d’accompagner le renouveau actuel de la pensée et de l’expression militaire. Revendiquer le nom « école de guerre », c’est assumer un héritage, fait de défaites et de victoires, mais qui inscrit nos armées dans une continuité. Les militaires doivent porter la responsabilité d’évoquer pour leur pays les questions de la guerre et de la paix. Ils ne sont évidemment pas seuls à la porter mais ils ne peuvent s’en abstenir. A l’aube d’une nouvelle réforme de l’enseignement militaire supérieur et en contrepoint de toute tentation de crispation, voilà une occasion de montrer que rien n’est ni impossible ni inéluctable.

En des temps où la rupture est devenue un mode d’action finalement très conformiste, n’y aurait-il pas une vraie originalité à proposer de renouer avec une continuité historique ?

Lieutenant-colonel Jean-Michel MEUNIER

15e promotion du C.I.D.

[1] La dénomination “Ecole supérieure de guerre interarmées” semble la plus appropriée. « Ecole supérieure de Guerre » pourrait également suffire tant « l’interarmées » est entré dans les mœurs de la génération d’officiers à laquelle j’appartiens.

[2] The End of History and the Last Man, Francis Fukuyama, 1992.

[3] « Si tu veux la Paix, prépare la Guerre », devise de l’actuel Cours supérieur d’état-major.

[4] Victor Hugo.

[5] Discours de M. le président de la république sur la Défense et la Sécurité Nationale, Porte de Versailles, mardi 17 juin 2008.