Ecrire sur Paris, c’est comme écrire sur des pierres. Il faut appuyer singulièrement fort pour que le présent se substitue au passé. Tant que je suis seul, tout va bien ! Je n’embête, ni n’amuse personne. Je suis comme le personnage de David Lodge dans « pensées secrètes ». C’est exactement comme si je possédais un petit magnétophone ou dictaphone interne. Même dit sur le ton de la plaisanterie, comme le fait Lodge, je ne crois pas pourtant qu’il s’agisse d’un exercice « consistant à tenter de décrire la structure de…ou plutôt à fournir un spécimen, c’est-à-dire des données brutes sur la base desquelles on pourrait commencer à tenter de décrire la structure…ou à partir desquelles on pourrait induire la structure de la pensée. Ce courant de conscience, comme l’a appelée William James, qui l’a aussi comparée, assez joliment, à un oiseau fendant les airs, se perchant un instant et prenant à nouveau son vol, un vol ponctué par des instants de… »
Il s’agit juste de se débarrasser de toutes les heures passées à tourner dans les mêmes quartiers. Sept années à travailler rue Lhomond et à explorer les grands îlots conventuels qui entourent l’Ecole Normale Supérieure, puis dix-huit encore à fréquenter le même quartier en montant depuis la Place Jussieu, pour rejoindre des cinémas… Alors, au-delà des bâtiments, même les herbes folles, les rudérales que poursuivait l’extraordinaire professeur Jovet entre les pavés de la rue Soufflot, me sont connues.
J’avoue que tout cela tient lieu de discours parcellaire : « Oui c’est vrai, c’est là que j’ai acheté le premier raku et la première vannerie ; rue des Fossés Saint-Jacques, ici que travaillait Daniel Graffin, juste derrière la Mosquée, rue Larrey, non loin du Théâtre de la Vieille Grille, et qu’à deux pas, était installée la vitrine des métiers à tisser suédois Glimakra, un de nos principaux annonceurs, métiers dont on retrouve maintenant de nombreux exemplaires à vendre sur e-bay, abandonnés à leur triste sort par tous les néo-artisans des années soixante et soixante-dix, qui ont cessé de s’amuser à produire des tapis de lirette…Et encore…la fontaine moussue qui fait face à l’entrée Nord du Jardin des Plantes, tout près du labyrinthe et que le froid de l’hiver a débarrassé de sa verdure… et les Paulownias de la Place Jussieu qui regardent tristement les bâtiments décortiqués et désamiantés des Universités Paris VI et VII à qui on a accolé les noms de Pierre et Marie Curie et celui de Diderot…mais aussi les Editions Galilée rue Linné, dont la vitrine alignait…(mais aligne quoi aujourd’hui puisque les volets sont fermés ?) les noms de Jean Baudrillard, Yves Bonnefoy, Christine Buci-Glucksmann, Jean Clair, Jacques Derrida, Jean Le Gac, François Lyotard…et aussi Paul Virilo, Pascal Quignard, ou Ignacio Ramonet…un luxe de jolis titres, entre un essai sur Vladimir Velickovic et un autre sur la tyrannie de la communication, et puis les « Espèces d’espaces » de Georges Perec, une admiration sans bornes, avant d’aller chercher des revues à la bibliothèque du Muséum où on pouvait travailler entre les seaux qui se remplissaient d’eau, goutte à goutte, les jours de pluie….et puis, et puis…les vitrines des naturalistes où les animaux empaillés résidaient encore comme des outils de science pour les étudiants avant de redevenir des conquêtes pour des cabinets de curiosités, nouveaux styles»
Et quand je ne suis pas seul et que ce discours là, un peu épuré, rendu un peu plus logique, s’adresse à la génération de ceux qui, de toute manière, étaient à peine nés à la mort de Georges Perec, il vaut mieux que j’écoute venir les questions, s’il y en a, plutôt que de soulever des voiles derrière lesquels ce qui apparaît ressemble par trop à la mort, pour les jeunes gens qui m’accompagnent.
Et puis, je ne me souvenais même plus d’être entré au Panthéon ! Heureusement pour Silvia, elle n’a ainsi pas eu à trop longtemps subir le discours sur mes souvenirs enfuis, pour avoir suggéré avec élégance qu’elle souhaitait visiter le monument dédié aux grands hommes.
Nous nous sommes ainsi retrouvés sur un pied d’égalité. En effet, je crois que j’en savais à peu près aussi peu qu’elle sur l’histoire du bâtiment. Que je sois resté de longs moments devant la Bibliothèque Sainte Geneviève, ou que j’aie rêvé devant le Lycée Henri IV, comme devant une terre inconnue, ancienne abbaye Sainte-Geneviève devenue terre d’élection des brillants sujets, que j’aie pénétré dans l’immeuble où habite (habitait ?) Laurent Fabius, pour y écouter un montagnard de quatre-vingts ans qui connaissait les plantes alpines comme un dieu céleste, dans un appartement voisin de celui du bientôt Premier Ministre, certes. Tout cela est évident. Pesant ! Et ne fait que tourner autour de la place et de mon passé.
Que je me souvienne encore, lors de ma première année d’Université, du jour où les cendres de Jean Moulin ont été célébrées par André Malraux. Quoi de plus émouvant ! Je me trouvais à l’un des coins de la Rue Soufflot et de la place…Eh oui, quoi de plus émouvant vraiment que cet intellectuel, Ministre, dont la voix, à la fois chevrotante et ample, tirait les larmes, sur le sort d’un héros qui avait attendu toutes ces années pour être panthéonisé dans le cadre d’un Décret révolutionnaire datant du 4 avril 1791.
Bien après Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et Marat, dont ne restent pour nous aujourd’hui que les deux philosophes, symboles des « Lumières », parfaitement contradictoires, mais face à face, à égalité en quelque sorte, tandis que l’un crache encore vers l’autre : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l’ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre… »
Finalement, je crois que Malraux chantait et pourtant, en décembre 1964, il faisait froid… : « Ecoute aujourd’hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C’est la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats de l’an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de Jaurès veillées par la Justice, qu’elles reposent avec leur long cortège d’ombres défigurées. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres qui n’avaient pas parlé ; ce jour là, elle était le visage de la France… »
Il ne s’était passé que vingt et un ans depuis que Jean Moulin avait été capturé et je n’avais que dix-neuf ans. Ces paroles, entre autres, étaient pour moi !
Vingt années bientôt que le Mur de Berlin est tombé. Trois années avant, André Malraux à rejoint Jean Moulin. Y a t il des cendres de héros que les pays libérés en 89 veulent voir se joindre à ce cortège ? Ou bien faudra t’il attendre que l’on sache vraiment condamner ceux qui avaient fermé les yeux des résistants, abandonnés durant cinquante années à la torture, aux prisons et aux camps ?
Le Panthéon est finalement une leçon à l’épreuve de notre histoire récente, pour ma jeunesse d’hier et pour la jeunesse d’aujourd’hui, de l’Est et de l’Ouest.
Sous la haute coupole, sous la lumière des hautes fenêtres renaissantes, au-dessus de la crypte prestigieuse, dans l’éclat doré des origines religieuses et monarchiques de la France où Clovis jouxte Jeanne d’Arc, le pendule de Foucault ne fait pas qu’affirmer la rotation de la Terre. Il dit aussi ma fascination pour le temps.
Je peux reprendre le fil de mes pensées secrètes…quand j’allais visiter l’autre pendule, tout aussi historique, celui du Musée des Arts et Métiers et que mes grands-parents m’avaient montré comment, assis sur un quai du métro, on pouvait entendre le chuchotement de celui qui était assis en face, sur le même axe, sur l’autre quai.
Une sacrée façon de partager des pensées secrètes, en effet ! Et d’apprendre la physique.