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[J] Cornegidouille !

Par Nibelheim

Une pièce rangée parmi les classiques, mais dont on parle peu et qui commence par "Merdre ! ", cela a de quoi intriguer. Sous les encouragements d'un certain A.O, pas si démovélique qu'on ne serait tenté de le croire, je me suis procurée cette étrange pièce. Rien de plus approprié pour souffler entre deux dissertations poussives, en période d'examen ! ".de sa Conférence sur les Pantins , révélateur de la place qu'il accorde à l'acteur dans la création théâtrale. Jarry défend la position d'un poète et créateur unique, démiurge puisqu'il va jusqu'à modeler lui-même ses pantins :[J] Cornegidouille !
Étrangement, quand on dit Alfred Jarry, on songe en premier lieu à Ubu roi . Cette pièce n'est pourtant à l'origine loin d'être la sienne et son œuvre dépasse le cadre du cycle théâtral d'Ubu. Mais c'est ce que la postérité a retenu : la pièce et son scandale ravalés au rang du mythe ...En dehors des considérations sur son intertextualité, ses origines, sur le lien étroit qu'elle entretient avec les autres œuvres de Jarry, que dire de la pièce en elle-même ? Qu'elle est surprenante, tout d'abord. Et qu'elle doit l'être encore davantage sur scène, du moins de la façon dont Jarry l'a conçue. Il est intéressant de voir que la représentation de cette pièce constitue le point d'aboutissement de plusieurs années d'écrits, de réflexions, sera joué maintes fois au cours de spectacles privés, du grenier des parents aux milieux littéraires parisiens. Pour représenter les aventures du gros bonhomme improbable, Jarry et ses comparses ont recours à tous les moyens en leur possession, s'essayant même aux marionnettes et au théâtre d'ombre. Il faut dire qu' Ubu roi , par sa fantaisie, pose le problème de la mise en scène. Pour exemple, comment feriez-vous pour matérialiser sur les planches un passage comme :
Le propre des représentations dirigées par Jarry (au nombre impressionnant de ... deux, une générale et la première) est qu'elles font le choix de la provocation. Au diable les beaux accessoires qui font vrais, les costumes chamarrés et les décors reproduisant le réel : les objets sont de carton pâte, une toile unique orne le fond de la scène et les lieux sont indiqués par des pancartes. Des poupées de chiffon, des marionnettes désarticulées pour figurer les nobles que l'on entasse dans la "trappe à nobles" à l'aide du "crochet à noble". Inutile de dire que de tels choix esthétiques firent scandale ... La bataille d'Ubu roi est d'ailleurs plus amplement évoquée dans un a rticle complémentaire publié sur Bidulbuk.

[J] Cornegidouille !
Il y a quelque chose de terriblement absurde, dans le périple de cet Ubu, monstre ovoïde à tête piriforme qui n'est que cruauté et couardise ... Un certain Falstaff, dans la première partie d'Henri IV de Shakespeare, justifie sa mauvaise conduite par sa ventripotence : bedaine informe signifie plus de chair et donc davantage de tentation au vice ! Si je fais référence à lui maintenant, c'est que le parallèle entre ce personnage et Ubu ne me semble pas dénué de sens. Il est certain que les auteurs de la pièce d'origine connaissaient Shakespeare dont le nom apparaît en exergue, dès la première page : " Adonc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglois Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragœdies par escript. " Comme Falstaff, Ubu est gros et rebondi ; comme Falstaff, il est à la fois lâche et fanfaron, fuyant le combat, faisant le mort pour éviter d'être tué, s'endormant à tout va dans sa cachette, engloutissant (dans sa "pôche ") tout ce qui est à portée de main. D'autres références explicites à des textes classiques sont parsemées dans le texte : le "Grâce au Ciel, j'entrevois... /Dieux ! Quels ruisseaux de sang coulent autour de moi ! " de Racine devient " Grâce au Ciel, j'entrevois Monsieur le père Ubu qui dort auprès de moi ! " tandis qu'Ubu parle, pour désigner le combat entre les réfugiés affamés et l'ours-futur-projectile d'un " combat entre les voraces et les coriaces ". Le texte joue avec les mots et leur orthographe, le personnage-titre semblant avoir pour certains substantifs une prononciation pour le moins personnelle : " cheval à phynances " côtoie les " oneilles " en passant par l'impératif " tudez " qui remplace le plus habituel " tuez ". On louera également la grande inventivité en ce qui concerne les jurons : outre le mythique " Merdre " liminaire, on dénotera l'énigmatique " De par ma chandelle verte !" , le rabelaisien " Jambedieu " ou l'évocateur " Cornegidouille une pièce aussi vivante et drôle, écrite et bâtie par et pour le théâtre, dans la création d'un personnage qui tient plus de la marionnette de Guignol que du rôle d'acteur. Point positif également : cela me donne envie de découvrir d'autres aspects de l'œuvre d'Alfred Jarry, dont les critiques semblent déplorer qu'il demeure à jamais "l'auteur d' Ubu roi" dans les pages des dictionnaires. Et ce,
Il est plaisant, au début d'un Challenge ABC sur un tel thème, de rencontrer qu'il s'agisse des ses textes littéraires comme de ses réflexions dramaturgiques. Je vous quitte d'ailleurs sur un extrait "Nous ne savons pourquoi, nous nous sommes toujours ennuyé à ce qu'on appelle le Théâtre. Serait-ce que nous avions conscience que l'acteur si génial soit-il, trahit - et d'autant plus qu'il est génial - ou personnel - davantage la pensée du poète ? Les marionnettes seules dont on est maître, souverain et Créateur, car il nous paraît indispensable de les avoir fabriquées soi-même, traduisent, passivement et rudimentairement, ce qui est le schéma de l'exactitude, nos pensées. On pêche à la ligne - du fil de fer [...] dont se servent les fleuristes - leurs gestes qui n'ont point les limites de la vulgaire humanité. On est devant - ou mieux au-dessus de ce clavier comme à celui d'une machine à écrire ... et les actions qu'on leur prête n'ont point de limites non plus.
Et les vers voulus mirlitonesques ne sont-ils pas l'expression à dessein enfantine et simplifiée de l'absolu, sagesse des nations ?
Et puis ... sont-ils plus mirlitonesques que ceux récités dans les théâtres à personnages humains et que le public applaudit de toute la compréhension de son séant, seul point par lequel il soit bien en contact avec le Théâtre ?"

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