Ce 8 janvier, jour anniversaire de la mort de Pierre Jean Jouve dans son domicile parisien (8 janvier 1976).
Image, G.AdC
LA RENCONTRE HÖLDERLIN-JOUVE-KLOSSOWSKI
par BÉATRICE BONHOMME ET JEAN-PAUL LOUIS-LAMBERT
« Hölderlin traduit par Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski
– ces magiciens qui eurent, entre eux, des rapports fous
autour de la figure emblématique de Baladine »
(Daniel Leuwers, « Merveilleux traducteurs »,
in Confluences poétiques N°2, Mercure de France, 2007, p. 239.
Il semble désormais admis par les historiens que la première traduction de Hölderlin par un poète qui compte, soit celle que Pierre Jean Jouve a signée en 1929-1930, avec la collaboration de Pierre Klossowski. Traduction qui a paru chez Fourcade avec un avant-propos de Bernard Groethuysen. Pierre Jean Jouve a-t-il aussi inventé le célèbre titre Poèmes de la folie de Hölderlin ?
Les compagnonnages de Pierre Jean Jouve
Dès le début des années 1920, Jouve a été un proche de penseurs, d’artistes et d’écrivains qui ont été au cœur des mouvements intellectuels, artistiques et littéraires les plus importants du deuxième quart du XXe siècle. C'est ainsi que, vers 1925, il a connu le couple que formaient le poète allemand le plus célèbre de son temps, Rainer Maria Rilke, et la peintre Baladine Klossowska (Merline). Rilke allait mourir peu après de leucémie en Engadine (1926), mais Jouve a très bien connu les deux fils de Baladine, Pierre Klossowski (alors âgé de vingt ans) et Balthus (dix-sept ans) : il est leur aîné (il a trente-huit ans) et possède une réelle expérience littéraire, même s’il est en train de renoncer à son œuvre antérieure (pourtant reconnue) pour en créer une autre (qui n’existe pas encore). Des spécialistes, tels Jean Clair ou Robert Kopp, ont apporté des éclaircissements sur le compagnonnage de Jouve et de Balthus (jusqu’en 1960, les écrits les plus importants et les plus nombreux sur Balthus sont de la main de Jouve).
Mais que sait-on réellement du compagnonnage de Jouve et de Klossowski ? On peut imaginer que la fusion ― si originale ― de l’érotisme et du mysticisme opérée par Jouve, a fasciné le jeune Pierre Klossowski. Klossowski, futur spécialiste de Sade, formé professionnellement à la théologie catholique par les dominicains, aumônier converti un temps au protestantisme, et auteur de romans et de tableaux où l’érotisme est très prégnant. Son inspiration et son style sont certes très différents de ceux de Jouve, mais on peut imaginer que l’usage de mots latins codés dans ses romans (Les Lois de l’Hospitalité) lui a été inspiré par un usage analogue fait par Jouve dans Sueur de Sang.
Les « passeurs » d’Hölderlin en France
Outre Klossowski, d’autres compagnons, amis et collaborateurs (deux statuts souvent confondus), ont compté dans la vie de Jouve. Quand Jouve parle de ses années de solitude au cours des années 1930, c’est toujours le nom de Bernard Groethuysen qu’il cite comme le seul qui lui ait toujours été fidèle (on connaît par ailleurs ses démêlés pas toujours simples avec Jean Paulhan, éminence grise de la littérature française). Philosophe « passeur » entre l’Allemagne et la France, Groethuysen est alors considéré comme le véritable introducteur de Hölderlin en France. Plus tard, vers la fin des années 1930, il y aura le poète suisse Gustave Roud, la Suisse étant une bonne passerelle entre les cultures germanique et française. Un autre ami, Jean Wahl (très connu des philosophes, et peu du grand public), a certainement joué un grand rôle auprès de Jouve. Quand Jouve parle de lui, c’est pour préciser qu’il l’a introduit à Kierkegaard. Wahl, philosophe très reconnu par ses pairs ― normalien, professeur, directeur de revues de philosophie ―, fréquentait aussi assidûment les « milieux artistes » et a publié des poèmes. Au cours des années 1930, Jouve et Wahl ont passé des vacances ensemble en Engadine ; quarante ans plus tard, le dernier texte écrit par Wahl est un éloge de Blanche Reverchon-Jouve, épouse de Pierre Jean Jouve. Ce texte a été dicté après la mort de Blanche (le 8 janvier 1974), peu avant le décès du philosophe. Wahl a également contribué à introduire en France ― et ce, de manière précoce ― le philosophe allemand Heidegger. Philosophe dont on sait l’importance pour ce qui concerne la perception (et la traduction) de Hölderlin en France après la dernière guerre.
Mais revenons-en à la traduction pionnière de Jouve et de Klossowski. On peut penser que celui qui a mis Jouve sur la trace de Hölderlin, c’est Groethuysen. Lui qui a joué un rôle de censeur très critique sur la traduction sûrement entreprise, dans un premier temps (à partir de 1928), par Klossowski (Jouve, en effet, disait ne parler aucune langue étrangère et travaillait toujours avec des collaborateurs qui lui fournissaient une traduction littérale, le poète la réécrivant par la suite à sa manière).
Toutefois nous vient un scrupule : peut-être Jouve a-t-il rencontré antérieurement Hölderlin grâce à Stefan Zweig ? Jouve a très tôt connu l’écrivain autrichien. En 1917, au temps de leur compagnonnage en Suisse avec les pacifistes regroupés autour de Romain Rolland. Par ailleurs, Jouve a sûrement beaucoup lu les romantiques allemands, même s’il les cite très peu. Büchner, Novalis, mais aussi Kleist et Hölderlin, sur lesquels Zweig a publié des essais en 1925. C’est chez Zweig, à Salzbourg, durant l’été 1921, que l’idylle entre Jouve et Blanche s’est cristallisée. Cet été-là, les amants ont beaucoup écouté la musique de Mozart. Ont-ils lu ensemble Hölderlin commenté par Zweig ? En tout cas, dès les Nouvelles Noces de 1926, l’ombre de Hölderlin apparaît, dans ce court poème de la section « Humilis » :
« Mon amour est-il une infime lueur perdue de Ton Amour
Essence Noire, le monde a disparu
Tu sembles dormir satisfaction confuse
Et je suis arrivé, suis-je obéissant
"Avec humilité" disait le poète dément. »
Jouve et la traduction d’Hölderlin *
Pour Pierre Jean Jouve, la pierre de touche en poésie est, et demeure, Hölderlin. « Où, de quel lieu ou de quelle absence de lieu était composé le Verbe ? De quel être et quelle absence d’être ce passage sur pays et temps », écrit Jouve dans « Le Verbe » (Proses, II, 1201). Jouve, par une affinité profonde, est ainsi revenu souvent vers Hölderlin, pour tenter de le traduire ou pour essayer de cerner « son étrangeté ». Parlant de la traduction des poèmes de Hölderlin, tout en s’y confrontant, il reste toujours conscient de sa grande difficulté car une telle poésie implique une intensité et la traduction de cette intensité : « c’est l’éternel problème du moi et de l’autre. Il s’agit de faire passer le plus possible de l’autre mais ce n’est possible que par une très forte organisation du moi qui seule peut rendre sensible l’étrangeté de l’autre ». Évoquant l’incommunicabilité de la poésie d’une langue dans l’autre, il souligne « ce grand paradoxe car la poésie est par essence universelle et en même temps prisonnière »
Pourtant, dès 1930, Jouve publie chez Fourcade l’important volume des Poèmes de la folie de Hölderlin, traduits par ses soins avec la collaboration de Pierre Klossowski. L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos de Bernard Groethuysen. Établis d’après l’édition de Franz Zinkernagel (Insel-Verlag, Leipzig, 1926), ces poèmes français suivent l’ouvrage allemand, représentant une petite sélection dans l’œuvre considérable de Hölderlin et dans l’ensemble des écrits du temps de la démence. Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski sont les premiers, nous dit Isabelle Kalinowski, à « faire découvrir certains textes parfois troués de blancs »
Folie et génie
Jouve, quant à lui, ne va pas hésiter à puiser dans ses propres traductions pour alimenter sa poésie et des causeries de 1951, Folie et Génie. La Symphonie à Dieu de 1930 (reprise comme seconde partie des Noces en 1931) se situe sous la double invocation de textes bibliques et de poèmes de Hölderlin : le titre de la section « Le Père de la Terre » vient d’un poème de Hölderlin : « […] Alors c’était ainsi / Le Père de la Terre assemblait l’éternel/Dans les orages du temps. Mais c’est fini. » (p. 48) et tout le poème « Voyageurs dans un paysage » est la reprise avec d’infimes variantes ― surtout typographiques ― de « Tinian » (p. 74).
Folie et Génie est le titre du fronton d’une série de trois causeries données à la Radiodiffusion française en 1951, qui paraîtra en 1983 chez Fata Morgana sous le titre de Folie et Génie, avec une introduction de Daniel Leuwers
Les Poèmes de la Folie de Hölderlin seront republiés par Gallimard en 1963
Le poète a été particulièrement fasciné par la force poétique de Hölderlin, force poétique qui survit à la folie et qui fait que pendant les trente-six ans de sa démence, il écrit encore « des choses mystérieusement admirables » (Folie et Génie, 51). Mystère que met également en exergue Maurice Blanchot qui confirme Jouve dans ses intuitions essentielles, à savoir que le génie aiguisé par la folie ne peut-être véritablement évalué dans la mesure où il est avant tout « énigme » : « Les mots portent pourtant en eux-mêmes une vérité cachée qu’une interrogation bien conduite peut faire apparaître »
Affinités
L’attitude, le style de pensée et de vie des deux poètes se laissent volontiers comparer, tous deux retirés, respectant ce qui peut être événement, donnant chance de nouveauté. Il n’est sans doute pas indifférent, dans cette rencontre essentielle, de rappeler que Jouve lui aussi a frôlé la folie, non à la fin de sa vie, mais au sortir de l’adolescence : « je fus abattu par la crise dépressive pendant quelques années, enfermé dans l’agoraphobie et les obsessions coupables, et menacé par d’autres processus moins visibles qui auraient pu détruire l’autonomie de la personne » (En miroir, II, 1062). C’est sans doute ce parallèle qui a inspiré à Jouve les premières lignes du prière d’insérer de la réédition de 1963 : « Friedrich Hölderlin (1770-1843), sans aucun doute le plus grand poète de l’Allemagne, fut presque ignoré de ses contemporains. En 1797, après plusieurs dépressions (et la rupture de sa liaison heureuse avec celle qu’il appelait Diotima), son état mental est atteint de troubles profonds. » Il est important aussi de souligner chez les deux poètes le rôle de la musique, cette musique qui joua un rôle essentiel pour Hölderlin, restant assis, d’après le témoignage de Wilhelm Waiblinger (II, 2022), devant son piano pendant des journées entières, et qui revêtit également un rôle guérisseur, voire salvateur pour Jouve : « Alors le développement de l’improvisation au piano fut considérable. Je passais mes journées devant le clavier [...] Tel Saül écoutant la harpe de David, je me secourais moi-même » (En miroir, II, 1062). Jouve ne pressent-il pas en effet, à la suite de Rimbaud, « Les musiques jamais entendues se mettre au travail » (I, 11). Ainsi Michel Tamisier peut-il écrire un Mozart, Hölderlin, assorti de la traduction d’un des poèmes de Hölderlin par Pierre Jean Jouve
Les deux poètes se rencontrent aussi par ce sentiment de séparation qu’ils éprouvent tous deux, séparation, division, qui est d’abord celle de la vie elle-même comme le dit Hölderlin, « Les lignes de la vie sont découpées »
« Qu’art et songe ont eu douleur/Dès le début fait payer »
Mais, pour ces deux poètes, la séparation est liée à une tentative de réconciliation et d’unité : « Beauté retrouvée, ô douce lumière » (« Pardon », traduction Jouve, p. 19). Le poème est arrachement mais aussi rencontre. Et c’est peut-être par ce double mouvement, ce rythme de séparation et de réconciliation que les deux poètes sont si proches ; la joie qui illumine certains textes de Hölderlin : « La clarté du soleil emplit mon cœur de joie » (« Le Rajeunissement », traduction Jouve p. 55) semble aussi, contrairement à ce qui a été souvent répété par les exégètes de Jouve, un ton fondamental de l’œuvre jouvienne. Il faut fermement penser la vie comme première chez Jouve et cela malgré la présence obsessionnelle de la mort. Ce n’est pas contradictoire, car comme Hölderlin, le poète pense le monde de façon inséparée. La mort jouvienne n’est pas seulement expiation, elle peut, comme chez Hölderlin, être fête et réconciliation, sourire d’ange et azur, liberté blanche, étoile bleue au souffle parfumé :
« Et si j’aimai voluptueusement la belle mort
Illumine le tout car j’étais le poète »
(Vierge de Paris, « Résurrection des morts », I, 473).
Béatrice Bonhomme
et Jean-Paul Louis-Lambert
© Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
* NOTE d’Angèle Paoli : pour en savoir plus sur ce chapitre, se reporter à l’ouvrage de Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve, La Quête intérieure, biographie, chapitre V, « À partir de 1925, La Vita Nuova ou la réconciliation avec les poètes intercesseurs, 1. Les poèmes de la Folie de Hölderlin », éditions Aden, 2008, pp. 331-346.
PIERRE JEAN JOUVE
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Pierre Jean Jouve/La Femme et la Terre (poème issu de « Hélène », Matière céleste) ;
- (sur Terres de femmes) 11 octobre 1887/Naissance de Pierre Jean Jouve (article sur Paulina 1880 + extrait) ;
- (sur Terres de femmes) 16 juin 1966/Grand Prix de poésie de l’Académie Française décerné à Pierre Jean Jouve ;
- le site Pierre Jean Jouve de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert.